Gs Lê Hữu Khoá
Gs Lê Hữu Khoá, ĐH Charles de-Gaulle, Pháp |
TMT : Gs Lê Hữu
Khóa công tác tại đại học Charles de-Gaulle, Pháp. Giáo sư là Giám đốc ban cao
học Châu Á Thái Bình Dương, chủ tịch nhóm nghiên cứu nhập cư Đông Nam Á, cố vấn
của Thủ tướng Pháp cho chương trình bảo tàng nhập cư, giám sát viên chương
trình chống kỳ thị chủng tộc của Liên Hiệp Quốc. Đồng thời, giáo sư cũng là
thành viên Viện nghiên cứu Đông Nam Á, và giám đốc nhân học nhà xuất bản
Anthropo-Asie, Les indes savantes. BBT trân trọng giới thiệu bài viết MINH TRIẾT VÀ VĂN HỌC (nguyên văn tiếng Pháp)
của tác giả gởi cho Thôn Minh Triết.
En hivers 2008, j’ai accepté
l’invitation de la Société
d’étude de la sagesse vietnamienne à Hà Nôi pour une discussion sur les
relations entre littérature et sagesse, cette intervention a nécessité une
assez longue réflexion et une préparation laborieuse pour dégager de possibles
analyses concernant la confrontation un monde littéraire souvent animé par le
désir et la sagesse qui prétend neutraliser les passions propulsées par des
engagements qui s’auto-justifient. De surcroit, le Vietnam tant de fois
bouleversé par les guerres, terre peu propice à la sagesse; pourtant la
littérature vietnamienne ne s’en est jamais détachée, plus encore elle a
offert, à travers ses auteurs, des formulations sans cesse renouvelées sur la
contemplation, le recueillement et la méditation, sources et forces de la
sagesse sur les terrains pratiques. Mais quel est le rapport entre la sagesse qui
cherche l’impartialité en faisant fructifier la sérénité au profit de la lucidité
et la singularité karmique qui met l’accent sur l’originalité pour mieux de se
démarquer de la neutralité, qui valorise l’exclusivité pour mieux de se
détacher la normalité ? La démarche méthodologique, pour cet essai de
l’errance anthropologique, consistera d’abord à nommer les indicateurs de la
sagesse comme autant d’éléments de définitions possibles, pour créer les
ouvertures d’analyses sur les attitudes humaines appelées sagesse face au monde
du désordre. Chemin faisant, il s’agira de forger des interprétations (historique,
empirique, contextuelle, comparative, typologique...) d’abord sur des textes
littéraires ensuite sur leurs auteurs comme sujets ouverts ou fermés face à
l’appel de la sagesse. Une fois la sagesse décodée dans l’analyse, elle peut être
prise comme une attitude (réaliste) résultant d’une série de comportements, puis
comme une aptitude (pragmatique) permettant des ressources -mentales mais aussi
intellectuelles- à la recherche de solutions fondées sur des raisonnements
conjoncturelles et des argumentations contextuelles.
On observe ici les trois
doctrines égalitaires présentes au Vietnam qui valorisent trois attitudes dans
la construction de la sagesse. Le Bouddhisme qui se cantonne dans an nhiên tự
tại (la tranquillité naturelle dans l’autoexistence), et conçoit la
méditation comme le moyen de la recherche de la lucidité parfaite, jouera un
rôle déterminant dans la maîtrise de soi face aux vicissitudes de la vie. Le
confucianisme, quant à lui, s’associe sans peine au bouddhisme pour: lượng
duyên mà độ (mesurer la chance de rencontre pour s’investir dans l’acte) ;
enfin, bouddhisme et confucianisme rejoignent, chaque fois que nécessaire, le
taoïsme pour signifier une pratique du retrait : ung dung thoát tục (la
décontraction du retrait de la vie), capacité de créer de la distance face
à la vie bruyante et désordonnée, à la recherche de la sérénité. Ces trois comportements
qui sont réellement des pratiques fondatrices de la sagesse au Vietnam, guideront
cet essai. On retrouve en effet dans la culture vietnamienne trois autres
expériences dans les interactions sociales visant à clarifier trois choix
d’attitudes face aux défis de la vie intellectuelle, politique, sociale… La
première se structure autour de chọn trung dung, tránh thái cực (choisir le
juste milieu pour éviter les extrêmes), autrement dit comment trouver la
juste mesure dans la décision, pour tendre ensuite vers l’impartialité définie comme
base du juste arbitrage, ici le sujet forge déjà son sens de la justice. La deuxième
suppose un jeu d’équilibre : chọn sự thăng bằng trong so sánh lực lượng
(se cantonner sur l’équilibre pour éviter les rapports de force), contre
toute perte de lucidité souvent causée par la partialité, source de
l’injustice, un des adversaires de la sagesse. La troisième se détermine dans la
compréhension : hiểu mâu thuẫn, tránh xung đột (comprendre les
contradictions, éviter les confrontations) dans un effort de recherche de
solutions sans brutalité donc sans violence écartant ainsi d’emblée la guerre et
ses conséquence destructives. A partir de ces indicateurs de la théorie (implicite)
des connaissances culturelles du Vietnam, le profil du sage s’esquisse peu à
peu à travers trois traits de comportements, le premier : không chọn
nhân sinh quan trong quan điểm tức khắc(le refus de formuler une conception
ferme face à un point de vue dit immédiat). Le second : không «ba
phải[1]» vì
biết quy luật của sự tuần hoàn (rejet de l’indécision grâce à la connaissance
sur la régulation), l’ordre de la régulation se traduisant dans le procès
des choses qui se déroule selon un processus naturel de leur naissance à leur
maturation. Le troisième est le mouvement proprement dit de l’intelligence de
la sagesse où le sage fait corps avec la fluidité de la vie : không
ngừng, không đứng, không theo đuổi, không vội (sans arrêter, sans stagner, sans
poursuivre, sans précipiter) comme une double aptitude : ni-coller
aux événements du moment et ni-se détacher de la conjoncture imposée par
le présent. La formation du couple attitude-aptitude de la sagesse dans le
choix du comportement, puis l’esquisse du couple profil-portrait du sage permettront,
je l’espère, à l’anthropologue d’entrer à présent dans le monde des textes
littéraires. La présentation des auteurs et de leurs textes suivra celui de la
chronologie de l’histoire du Vietnam.
Nguyễn Trãi : la sagesse se raisonne
La figure littéraire de Nguyễn Trãi (1380-1442)[2] reste unique dans
l’histoire du Vietnam. Centrale dans la compréhension de la farouche volonté d’indépendance
nationale des Vietnamiens face à toute agression étrangère, c’est aussi une figure
militaire et diplomatique à part par
ses visions, ses actions, ses stratégies et ses approches de la résistance
militaire, de la guerre psychologique. Aimé du peuple, admiré par les
intellectuels, Nguyễn
Trãi sait, se
démarquer pour des raisons éthiques du despotisme féodal, de ses jeux de
pouvoir bureaucratiques et de la corruption institutionnelle. On sépare
volontairement la sagesse de la philosophie qui est dans l'obligation de la
vérité, la sagesse se contentant souvent du compréhensible sur
des situations réelles, pour mieux s’éloigner de la philosophie. Le sage reste
ouvert, disponible, spontané, à la recherche de solutions dans la
souplesse en évitant les confrontations; le philosophe s’engage dans les
contradictions au nom de la vérité sans craindre l’affrontement. Or, l’attitude
politique de Nguyễn
Trãi va dans le sens du souci de la vérité, sans concession ni compromis, et la
première ressource éthique sera, selon lui, la dénonciation des jeux discursifs
manipulatoires du monde des mandarins corrompus qui entourent l’empereur :
«Dối trời rồi lại bảo trời cao»
(Tricher le ciel en disant que le
ciel est haut)
Il faut voir dans cette dénonciation directe
sans détour de la décadence de la dynastie Lê –dont le triomphe avait été
pourtant assuré pour une grande part grâce à l’œuvre militaire et politique de Nguyễn Trãi- une obligation de
sagesse dans le rejet de la parole manipulatrice : lời xóa lời (la parole qui efface la parole). Cette droiture
lui a valu l’hostilité des mandarins corrompus jusqu’à la mort
accidentelle de l’empereur chez Nguyễn Trãi. Cette dernier est alors condamné à la peine la plus lourde
réservée à la faute la plus grave : chu
di tam tộc (la peine de mort sur trois génération). Représentatif
de l’intelligence du monde des stratèges mais aussi de la sensibilité du monde
des lettrés, Nguyễn Trãi a connu un destin tragique après la prise du pouvoir
de la dynastie Lê, dont il avait pourtant activement favorisé l’avènement. Après
la trahison des mandarins de la cour et sa mise à l’écart par le roi lui-même,
Nguyễn Trãi retourne et se retire à Côn Sơn où il a vécu une expérience de
grande inspiration littéraire, avant d’être exécuté par la même dynastie. La
trajectoire et les parcours de sa vie retracent avec clarté le sort des
intellectuels vietnamiens victimes des jeux du pouvoir institutionnel, un sort
parfois tragique entre rejet et brutalité d’un monde dynastique autoritaire à
la vietnamienne. Il s’agit d’un monde où la compétence des lettrés est exploité
pour être aussitôt ignorée, où leur rôle éthique et social dans le maintien de
la paix du pays est nié; un monde dont la culture populaire sait si bien
avertir les intellectuels des dangers qui les guettent : đồng thuyền nhưng không đồng hội (la même barge (dans les épreuves)
mais pas le même festin (dans le pouvoir). La conception finale de la vie
ne se cantonne pas non plus dans les affaires terrestres matériellement
transitoires, éphémères et périssables. La preuve est là, quand on questionne
Nguyễn Trãi sur la paix retrouvée au pays après une longue occupation chinoise,
juste avant qu’il décide de se retirer :
Mừng thuở thái bình vui hết tất
(Le temps de la paix pousse la joie à sa
plénitude).
La sagesse
va sans peine avec la joie, ce constat suffit à l’époque pour dire au monde
qu’il a parfaitement rempli sa mission de conseiller-stratège, ce qui lui
permet de préparer un retour joyeux sur sa terre. La spontanéité joyeuse se
voit dans la libération de soi, dans chaque geste de détente :
Đàn khua hết ngựa cờ khua tượng
(Avec la cithare, on libère ses sons, avec le jeu
d’échec, on libère son armée d’éléphants).
Ainsi, on
s’éloigne définitivement de la mesquinerie des calculs de gain, et on
s’approche de plus en plus de la décontraction dans le calme harmonieux entre
le ciel et la terre. Le retour apparaît alors comme une réactualisation des
ressources originelles et la retraite comme une reconfiguration des expériences
replacées sur la terre d’origine dans un nouvel horizon pour des lendemains
plus fusionnels. Les deux une fois associés dans le bilan d’une vie se
transforment en une nouvelle demeure à l’intérieur de laquelle l’existence
n’est plus isolée par les avantages qui offre le régime au pouvoir, ni par les
mondanités du milieu privilégié, mais où la simplicité crée une meilleure
commodité, le surplace a ainsi toute sa place grâce à la disponibilité du lieu
de retraite :
Chim bắt trong rừng cá bắt ao
(Les oiseaux on les attrape dans la forêt, les
poissons dans l’étang).
Réelle et
spirituelle, l’effectivité du retour soutient la disponibilité de la retraite
dans l’intelligence du repos qui offre discrètement à l’être la décantation : gạn đục, khơi trong (écarter le trouble, faire
émerger la transparence), la dé-ontologie se réalise alors avec sérénité et
lucidité. Mais il ne faut pas que les agitateurs sociaux doutent de la droiture
du lettré et de l’honnêteté du stratège, car la méditation sur soi enlève toute
confusion des valeurs sur la droiture éthique dans la retraite :
Cõi trần có trúc đứng ngăn
(Dans ce monde humain, les bambous endiguent
par leur droiture).
Par leur
droiture, les bambous sont en effet
capables d’endiguer la corruption des mandarins qui ne savent que flatter
l’empereur pour mieux profiter de richesse royale. Il faut prendre garde à ceux
qui voient dans ce retrait une déperdition des vertus, car il s’inscrit dans le
renforcement des expériences d’un monde à la fois dedans (avec la terre) et
dehors (sous le ciel). La vision amplifie les espaces qui dépassent les simples
calculs d’intérêts individuels :
Duy chỉ một lòng trung với hiếu
Đêm ngày cuồn cuộn nước triều dâng
(Tenir l’âme de la fidélité et de la
loyauté
Nuit et jour, forte comme des vagues à la marée haute).
Certes la vie passe, parce
qu’on ne peut « suspendre » le temps dans son «vol», mais la droiture
s’impose aussi « naturellement » comme cette vie qui passe. Oui !
les énergies de chacun s’usent, que l’âge s’épuise et la mort s’avance
imperturbablement, mais ce n’est pas le plus inquiétant. Le vrai sens de la
sagesse est de ne pas s’arrêter de réfléchir sur la vie selon ces paradigmes de la minh triết (la sagesse) : tất cả đều trôi theo dòng, chảy theo dốc (tout
coule selon sa fluidité, en suivant sa pente) et Nhập
vận tốc, tùy vận hành (lúc nhanh, lúc chậm
(Faire corps avec la vitesse, suivre la transformation, tantôt rapide,
tantôt lent). Ici, hiền giả (le sage) connait le contexte, maitrise la
conjoncture en adoptant sur trois postures associées d’un sage. La première : xuất
có lúc, sử có thời (agir selon les moments, juger selon les conjonctures) suggère
que la précipitation dans l’action et l’anticipation des jugements peuvent
nuire aux résultats visés. La deuxième tente de saisir l’évolution des choses
pour mieux maîtriser leur procès dans une fusion harmonieuse avec les
événements : cần nhanh thì
nhanh, cần chậm thì chậm (si la vitesse s’impose, on sera rapide ; si la
lenteur est là, on sera lent). La troisième soutenue par les deux
premières : tạo cái
thuận, vượt cái ngược (créer les conditions favorables, dépasser les
oppositions), ici la contradiction entre les protagonistes n’entrave pas la
recherche des solutions dont les conséquences seront les moins destructrices.
Tout acte qui condamne l’homme à se fixer, à figer dans son mouvement ne sera
pas vivable, donc pas souhaitable, il s’épuise et la vie s’enlise. Agir pour
vivre c’est réagir pour mieux avancer, sans subir l’enfoncement dans
l’immobilité. Le retrait de Nguyễn Trãi reste aussi dynamique que sa vie active
mais stagnait fortement à la cours royale, où les activités de l’intelligence
étaient limitées. Savoir se dégager l’inertie dynastique, pour pouvoir à
nouveau rencontrer la vie du dehors, pour pouvoir à nouveau aller vers et
se lever, c’est de renouer avec les liens nouveaux de la liberté. L’enlisement
dans la durée des avantages mandarinaux, est sclérosant et à condition de savoir
faire son chemin en dépassant la durée, on échappera à une vie rétrécie. Le
propre de la poésie, est de réveiller la vie. La vie n’est pas ennuyeuse parce
qu’elle fait culminer les aspirations ; l’écartèlement contre le
conformisme, c’est la sagesse qui tente de surpasser l’hypocrisie. Une vie avantageusement,
répétitive, avec son confort matériel, n’est ni «une vie éternelle», échappant au temps, ni «la vraie vie» happée par la verticalité spirituelle. Le sage
cherche la plénitude non dans un «ailleurs
absolu», mais dans une autre vie dont il saisit la totalité dans chaque
instant qui s’offre ; vivre la vie sur la terre dans le simple qui
fabrique le sens.
Nguyễn Du : individuation
comme savoir
Dans son œuvre, un
roman versifié (3254 vers) Kiều, Nguyễn Du (1766-1820) [3],
entre réflexions, actions et intrigues, remet radicalement en cause des trois
doctrines égalitaires de la culture éducative vietnamienne : la rigidité des
normes morales confucéennes, l’infaillibilité de l’explication causale
bouddhiste, la précaution du non-agir taoïste. Au début de son roman, l’auteur fait
ce constat :
Trăm năm trong cõi người ta
Chữ tài chữ mệnh khéo là ghét nhau.
(Dans une vie de cents ans des
humains
La lettre talent et la lettre destinée se détestent
ouvertement).
Entre le talent, au
cœur du monde de la personne et la destinée fixée par la volonté du ciel, la
connivence reste impossible, et au cœur de son histoire, l’auteur lance un défi
à la loi de la causalité bouddhiste :
Cũng đành nhắm mắt xuôi chân
Cũng xem còn vận xoay vần tới đâu.
(Accepter avec les yeux fermés et les
jambes détendues
Vérifier encore une fois comment tourne le cycle
du karma).
A la fin du roman, la
conclusion s’impose comme bilan définitif hors de toute norme et toute
prédestination karmique :
Thiên căn vốn ở lòng ta
Chữ tâm kia mới bằng ba chữ tài
(La racine de la bonté est dans l’âme
La lettre cœur dépasse trois fois la lettre talent).
Dans cette œuvre, l’ensemble
de système de valeurs et de croyances est mis à plat au service d’un autre
examen plus «tranchant». Or, ces notions : mệnh, le karma qui dépend de la volonté du ciel ; tâm, le cœur de l’ordre des sentiments
et tài, le talent correspondant à la
capacité de création des enjeux individualisants, cadrent un bon nombre des
visions et des conceptions des Vietnamiens en animant leurs activités spirituelles.
Dans cette histoire de Nguyễn Du, on découvre la tragique solitude de Kiều
en pleine nuit qui s’interroge sur son karma en un seul vers, entre insomnie et
épuisement après une longue journée auprès des hommes qui cherchent leur
plaisir dans la maison close :
«Một mình mình lại thương mình xót xa »
(Seule avec sone corps, puis compatir
son corps, et pitié de son corps).
Pour la première fois dans la poésie
vietnamienne, le terme mình (corps) est répété trois fois dans le même
vers, or ce terme si fécond, désigne à la fois le corps mais aussi la vie à
soi, sa présence et son existence, la matérialité de l’ego mais surtout la
conscience immédiate du sujet. Y a-t-il une sagesse conduite par la compassion
pour soi allant de pair avec la compréhension immédiate de la situation
actuelle de la souffrance ? Il est souhaitable de replacer ce terme mình
dans la tentative du sujet de créer : đồng cảm (le partage de la
même sensibilité), une sensibilité qui offre đồng tâm (le partage
du même sentiment), un sentiment qui animera đồng sự (le partage
de la même œuvre), une œuvre comprise comme une affaire commune où les
humains peuvent avoir la même vision du monde et la même conception des
valeurs. Ainsi, ce terme mình enveloppe à lui seul d’autres enjeux. D’abord
cốt (l’essence) qui livrera : lõi (le noyau), déterminant
pour identifier nguồn (l’amont), à l’origine de toute chose
et définissant à partir de : cội (la source) où se fixe rể (la
racine) sur laquelle pousse la vie. Cette affaire d’identité doit être le commencement de toute définition
de la sagesse, il y a certainement une relation étroite entre la singularité du
moi et le savoir social. La singularité
du moi n'est pas la singularité des données, elle est dans la particularité du moi qui fait la personnalité. Cette personnalité n'est
pas seulement un individu dans un espace, un temps, et une société, mais elle
donne ici et maintenant une
signification à partir de son œuvre d'individuation comme un savoir qui supposerait déjà le moi.
Les sentiments sociaux sont nés, eux aussi, entre la conscience sociale et
la conscience morale. D’abord, sur le
plan humain de la propriété, les choses dans la société sont des choses qui
tiennent leur indépendance première du fait qu'elles ne m'appartiennent pas.
Elles ne sont pas à moi, mais au rapport avec les hommes de qui elles viennent.
Cette évidence des rapports entre moi et les autres ainsi que la compréhension
sur le monde de la propriété fait naître la pensée de soi qui sera la
conscience sociale dans les relations avec autrui. Or, la conscience morale est
dans l'œuvre de la conscience sociale : les soucis de justice, d'égalité, de liberté ; tous
sont réellement présents dans la pensée de chacun qui structure les rapports
dans un sens porteur de significations (éthiques ou autres). Entre les
sentiments moraux de Nguyễn Du vécus par ses personnages de son roman et les
émotions fortes observés chez les lecteurs, il y a certainement un lien :
l’être humain s’indigné qu’un être forte puisse profiter d’un être faible, cette
émotion est analysée et interprétée au moment même où il l’éprouve. Ce
sentiment d’indignation qui envahit émotionnellement l’être vient du fait que
l’acte qu’il a observé trahit les principes humains et moraux ; ce
sentiment n’a aucun rapport avec d’autres sentiments de peur ou de crainte, de
joie ou de bonheur. Plus tard, cette émotion participe à son tour dans le
choix, la décision, l’action et le jugement de l’humain, constituant même son
système de raisons qui anime sa vision du monde et sa conception de vie. Une
telle émotion a sa place non seulement dans la vie morale, mais aussi dans le
fondement rationnel de l’humain qui lui indique que ses sentiments moraux ont
une composante émotionnelle mais appuyés sur des systèmes de raisons qui
clarifie sa dignité. Et, chaque fois que le sentiment d’indignation prend place
dans l’émotion, cette émotion s’installe dans la vie sociale comme un détecteur
de valeur, source de modification et genèse de transformation des comportements
au profit de la morale positive. La profondeur de l’être humain dans la lutte
pour sa liberté et son intégrité, la largeur du lien social dans le partage des
sentiments moraux, permet à l’humain de renforcer sa hauteur de vue dans ses
rapports entre le ciel et la terre. La vie a ainsi un sens intensif, qualitatif,
porteuse des valeurs, elle comblela conviction de chacun, s’étend à l’auto-éthique
où la contradiction entre mệnh (karma);
tâm (cœur) et tài (talent) n’est pas résolue par les modèles explicatifs de la théologie
à la philosophie. La sagesse s’affirme
plutôt dans son aptitude à vérifier le réel dans l'immédiat. Pourtant, elle ne
fixe pas une essence à la vérité, mais la définit comme tissu commun à toutes
choses de la diversité au cœur de la vie. Ainsi, le sage ne fixe pas une visée par son regard, il voit d’emblée la
pluralité de l’existence, c’est –à-dire la condition de toutes
les conditions pour mieux saisir l’horizon de toutes les aspirations. Vivants ici et maintenant ne suffit plus, il
faut savoir y accéder, la conscience sur le monde est dans l'œuvre de la
conscience sur soi-même.
Nguyễn Công Trứ : l’art du décentrement
Lettré mais aussi stratège
Nguyễn Công Trứ (1778-1859)[4],
pacificateur de la terre du grand sud et fin connaisseur de tous les rouages de
l’appareil d’État, propose une largeur donc une autre envergure à la sagesse, une
ouverture infinie:
Kho trời chung mà vô tận của riêng
mình
(Le trésor du ciel est commun mais infiniment
inépuisable pour chacun).
Il veut quitter les affaires
de la société en maintenant lucidement la réflexibilité de “s’affairer sans s’affairer”, en utilisant la poésie comme parole
publique face au monde social, sans se laisser emporter par les jeux
institutionnels, ainsi la sagesse lui offrira la liberté pour mieux maintenir
la disponibilité dans ses mouvements. Ici la joie s’accompagne d’une profonde
tranquillité :
Yên phận mình, vui đạo trời
(Tranquille avec son sort, gai avec la voie du
ciel).
Nguyễn Công Trứ sait créer un
monde libre mais lucide pour soi. Toute sa création littéraire soutenue par son
art du décentrement, évoque la décontraction, loin des pôles d’attraction du
pouvoir, jour après jour plus près de la nature qui lui offre l’inspiration. Une
inspiration qui n’oublie pas la place de l’homme dans l’univers, surtout sa
responsabilité entre ciel et terre :
Nghìn dặm đường một gánh non
sông
(Milles routes, un palanquin, des monts et
des fleuves).
La sagesse comme accès à
l’étendue du monde pour atteindre la liberté est conçue comme une ouverture infinie,
la liberté individuelle se vit comme une progressivité naturelle qui rend
complet un destin :
Trời đất cho ta một cái tài
Giắt lưng dành để tháng ngày chơi
Trời che ta đất chở ta
Trời đất sinh ta vốn có chủ ý
(Le ciel et la terre nous donnent
leur talent)
Je le porte sur le dos en le jouant
sur le temps
Le ciel nous protège, la terre nous
porte
Le ciel et la terre qui nous font naître, telle
est la force de leur intention).
L’enracinement d’un tel jeu
discursif va dans le sens contraire du processus de déclin, car, sincère il
affiche pleinement sa force dans la libre circulation sans contrainte de celui
qui a choisi fermement la sagesse comme posture humaine les “ pieds sur terre”. La
connaissance de soi favorisera la redécouverte des ressources inédites du
foncier dans l’infinie propriété céleste, le soi dans la sagesse découvre ses
propres sources inépuisables :
« Kho trời chung mà vô tận của
mình riêng »
(Le ciel est commun mais infini pour soi-même).
On voit apparaitre la fusion entre propriétés,
entre le commun céleste et le particulier dont les frontières s’effacent vivre
avec la sagesse c’est s’inscrire dans la suppression des territoires entre
l’univers et le soi. Nguyễn Công Trứ reconnaît
paradoxalement plusieurs sources de pensée comme autant de transcendances dans une
vie. D’abord dans la voie confucéenne et taoïste:
Yên phận mình, vui đạo trời
(Tranquillité dans son propre sort, joie dans
la voie céleste).
Puis, sans écarter la
connaissance du néant bouddhiste :
Mảnh hình hài không có có không
(Morceau de corps dans le néant puis dans l’être,
et l’être retournera au néant).
Ensuite, le sage ne s’étonne face
à l’imprévue de la vie :
Xáo trời đất cổ kim kim cổ
(changer le ciel en terre,l’ ancien en nouveau, le
nouveau en ancien).
La sagesse se forge à
l’intérieur de la vie personnelle comme événement singulier de la vitalité, si
le sage sait s’approprier les ressources disponibles de la nature, du monde :
Danh
hay trời đất giành cho
Hai kho phong nguyệt nghìn thu hãy
còn
(C’est bien ce que le ciel réserve
pour moi
Deux trésors du vent et de la lune,
inépuisable pour l’éternité)
Ainsi, vivre c’est mettre sa
pensée en acte, et la sagesse fait de cette pensée l’actualité de
l’intelligence, elle s’enrichit de l’acquisition de connaissances. Le sage
refuse l’effacement du monde, il s’agit pour
lui de changer son existence grâce au couple fidèle attitude-aptitude dans la disponibilité pour soi-même jour après
jour tout en s’avançant vers une renaissance mentale dans une autre
appréhension de la causalité karmique, plus directement observable et plus
immédiatement appréciable. Le sage possède certainement : nội công (force en soi), la force vitale
qui se cache en soi, et Nguyễn Công Trứ le formule ainsi :
« Nhân lai thiên đường ngộ chí
khí
Bất tắc nhân hề bất quy thiên »[5]
(Lực nhân nuôi chí khí
Không thẹn với người, không xấu với
trời)[6]
(La force humaine nourrit le souffle
de la volonté
Sans honte face à l’homme, sans
complexe face au ciel).
En lui-même,
il constate l’arrivée de la vieillesse et de la maladie qui montent en
puissance et atteint son corps, de jour en jour, et qui sans relâche s’imposent
à lui. Sentant sa fin proche, il comprend que c’est le moment de renforcer la
plénitude de la sagesse par une nouvelle conscience, que l’échéance de la fin fait
surgir. L’évidence de la fin peut être vécue comme passivité, l’esprit
se contente alors de ce qui va aller de soi, dans la chronologie routinière du
bouddhisme : sinh, bịnh, lão, tử
(naissance, maladie, vieillesse, mort), or Nguyễn Công Trứ refuse à sa
façon cette linéarité. Dans son poème thói
đời (comportement de la vie) il relativise le terme thời (conjoncture) si cher à la définition de la sagesse, l’assimilant à une ressource de
gérer l’adaptabilité d’un sage face à l’imprévu, pour renforcer le sens du
terme dignité qui doit prendre une place centrale dans la forteresse de la
sagesse :
Vì chữ thời nên phải chịu luồn…
Phải giống sen thời chẳng nhuốm bùn.
(A la cause du terme conjoncture, on
doit se glisser vers le bas
Il faut garder la ressemblance avec le lotus pour ne pas se laisser
envahir par la boue).
La dignité n’est pas une force arbitraire dans la souplesse de
l’adaptation de la sagesse, elle est la justesse même sur laquelle s’ancre la
sagesse pour s’interroger. Il faut à la sagesse une hauteur de vue pour
permettre l’entendement entre le sage et son monde de chao, dont il tente de surmonter
les désordres, mais sans chercher l’assoupissement face aux bouleversements.
L’évidence de la sagesse est dans le comportement du sage qui rejette la
facilité et le renoncement. Cette évidence va à l’encontre de l’évidence des
autres vivants avec leurs propres perceptions (qui font qu’ils ne les pensent
plus). L’évidence du sage n’implique pas de déposer des armes éthiques, au
contraire c’est une évidence qui se questionne pour faire émerger de nouvelles
forces que le sage exploite, pour déloger les mots d’ordre des religions, des
idéologies, devenus entre temps déjà des préjugés tenaces comme poussières
recouvrant la foncière de la sagesse.
Cao Bá Quát : des ressources
pour accéder à la présence du monde
Intellectuel
et figure littéraire majeure du Vietnam, il a vécu au XIXème, une période de
grands bouleversements sociaux et politiques où l’intelligentsia a dû composer
pendant longtemps avec trois logiques événementielles insaisissables : la
guerre civile entre les Trinh du nord et les Nguyen du sud, l’arrivée du
colonialisme français avec ses ressources techniques, scientifiques mais aussi
ses valeurs démocratiques, individualistes, sans oublier le recul de la
structure éducative confucéenne traditionnelle et ses concours mandarinaux
radicalement remplacés par le nouveau système éducatif occidental. Cao Bá Quát (1885- ?)
est plus connu comme un poète subversif que comme un sage face à ce monde en changement,
et pourtant les lecteurs peuvent percevoir sa sagesse dans son intelligence de
rejetter des préoccupations terrestres qui corrompent l’âme du peuple, la droiture du lettré :
« Thi chiếu bách hộc Tô Giang
thủy
Biển dụ nhân gian tay túc
trường »[7]
(Ta thử múc trăm thùng nước ở sông Tô
Lịch[8]
Đem rửa lòng trần tục cho khắp nhân
gian) [9]
(Je remplirai par centaine des seaux
d’eau du fleuve Tô Lịch
Et je lave les âmes si terrestres de
ce monde).
La sagesse s’oppose à la sainteté, elle se
démarque aussi de la contradiction proposée par la philosophie, elle s’éloigne
surtout de la transcendance de la théologie, et la sagesse de Cao Bá Quát marque surtout
la différenciation foncière du moi : l’égo n’a pas une réelle prise dans
la vision du sage. Les animateurs du pouvoir de la dynastie Nguyễn, la dernière
du pays, ont certainement tort en voulant donner de Cao Bá Quát une image arrogante,
méprisante, non ! Il est ailleurs, entre autonomie de l’esprit et
indépendance du jugement, sa sagesse ne se cantonne pas à la neutralité, il
parle de la détente -attitude nécessaire du sage- en préconisant avant tout khi
tiết (la force de la droiture) :
« Nhàn lai thiện dưỡng ngô chí
khí
Bất tạc nhân hề bất qúy thiên”
(Lúc nhàn nuôi dưỡng khí tiết
Không thẹn với người, không xấu với
trời)
(Dans la détente, nourrir la force de
la droiture
Vivre sans honte avec les hommes,
sans mauvaise foi avec le ciel)
La sagesse nourrit sa
conviction dans la décontraction mais avec une ferme volonté de se maintenir,
le dos droit, sous le ciel, face au monde. Le sage fait preuve de son
intelligence dans sa qualité d’écoute, il n’est pas sourd aux désordres du
monde, il est bien là, physiquement présent, en chair et en os. Son esprit
n’est pas ailleurs, il repousse le nulle part de l’oisif ; il
reste éveillé. Il n’y a pas de dualisme entre la présence et l’absence, le
sage s’éloigne de l’explication du psychologisme, il ne cherche pas non plus la
médiation du moralisme, dans lequel s’enliseront ultérieurement les donneurs de
leçons. Jusqu’à la fin de sa vie, Cao
Bá Quát ne sera pas reconnu comme sage, lui-même ne
souhaitait pas cette image, mais dans son attitude de ne pas se retirer,
mais imposer une présence comme une condamnation. Pourtant, en dénonçant les
contradictions du système social de son époque aspiré par la vie matériel, le cautionnant
la perte du sens des valeurs, il manifeste une réelle sagesse. L’inconsistance
de la vie spirituelle n’est pas acceptable, Cao Bá Quát livre sa propre définition dans ses critiques
sociales, par son présent poétique comme source et ressources pour accéder à la présence du monde ; la
sagesse a sa propre exigence.
Tản Đà : patience face au cycle
Dans une période où le contact entre le Vietnam
traditionnel porteur des valeurs confucéennes et l’Occident avec ses valeurs
individualiste provoque de profonds bouleversements, Tản Đà (1888-1939), poète
d’une grande liberté d’esprit, valorise la décontraction totale dans un monde
de convulsions, sa
sagesse conçoit tous les existants prospères. Le sage ne réagit pas, car les saisons suivent leur cours ; la
sagesse va dans le sens de la dissolution des contradictions. Le sage ne
dialogue pas, il s’éloigne sans peine de l'obstination dans les positions
fixes. Il y a certainement une pensée de la sagesse qui inscrit l’évolution
naturelle dans la transformation visible
de la nature avec toute sa fluidité pour gérer le tout est flux dans un cycle qui s'écoule par
des allers-retours, dans le temps qui n’est rien d’autre que celui des preuvres-épreuvres forgeant la matrice des
vertus humaines : patience-persévérance-endurance-tenacité, des vertus
permettant, selon Tản Đà, de
tout vérifier :
« Nước đi ra biển lại mưa về
nguồn »
(L’eau (de l’amont) va à la mer et la
pluie (de cette eau) reviendra à la source).
La pluie qui symbolise et organise le cycle des saisons ne peut pas être
perçue comme une contrainte climatique mais comme jeu de patience, de là
l’homme forge sa vision globale, comme l’exprime le savoir populaire :
Lạy trời mưa xuống
Lấy nước tôi uống
Lấy ruộng tôi cầy
Lấy đầy bát cơm
Lấy rơm đun bếp.
(Prier le ciel pour avoir la pluie
La capter pour arroser les rizières
La prendre pour remplir le bol de riz
S’en servir pour brûler la paille -et faire la cuisine).
De l’eau du ciel au feu domestique, le cycle est là, long mais gérable,
il suffit de le suivre en faisant corps avec lui pour bénéficier de ses sources
pour fabriquer les ressources pour soi. Cette conception terrestre de la pluie
du ciel relève d’une vision de la sagesse pour saisir l’ordre de la nature mais
aussi pour se nourrir, la sagesse se définit alors comme l’aptitude de la
connaissance humaine à concilier le pragmatisme humain dans son réalisme
alimentaire. Une aptitude qui (ré)organise le choc des
contraires entre les saisons, entre la pluie et le soleil, entre l’eau et le
feu, entre leurs présences et leurs absences dans la nature ; ici le cycle
facilite la fluidité, en éliminant toute mise en tension tragique. Cette
aptitude résulte d’un savoir-vivre du présent, sans se laisser sombrer dans le
manque, en ayant conscience que seule la présence est précieuse, et savoir
faire émerger la présence c’est savoir saisir l’occasion, abolir le manque. La sagesse
ne laisse plus la présence être contaminée par le manque. En annulant le manque,
le sage n’entrera plus dans des jeux de forces antagonistes, il est là pour faciliter
le renouvellement continuel, pour mieux dégager l’horizon du pensable :
«Sinh tồn góp mãi trong vòng đất»
(Naissance et existence contribuent
sans cesse au cycle de la terre).
L’essentiel est au
rendez-vous, l’effort à contribuer
pour accéder au cycle de la vie en
déployant la joie de vivre est là, le monde n’est plus un ensemble de percées
soudaines de manques qui exigent des hommes des efforts surhumains -donc
artificiels-, le sage livre une double réponse : l’attention, oui ! Mais
pas d’acharnement inutile. Dans son poème en 1931 Canh đêm nhà ẩn sĩ (En pleine nuit à la
maison du lettré en retrait), le poète met en balance l’ennui et le souci en
proposant leur fusion pour mieux les surmonter, pour mieux vivre :
« Đời chưa đáng chán ai ơi
Chán thời chưa chán, lo thời cứ
lo »
(La vie on ne s’ennuie pas encore
On ne s’ennuie pas non plus de la
conjoncture, le souci est là mais sans inquiétude).
La sagesse exige l’élimination du scepticisme,
le rejet du relativisme, son raisonnement reste souple, sa solution est dans le
sans-modèle mais le sage ne quitte jamais le réel, il détient le global et il
maitrise la synthèse. Il faut savoir laisser se développer la problématique temporelle pour mieux construire de nouvelles
perspectives existentielles en essayant de chercher l’existence humaine aussi à
l’intérieur de l’humain, entre se
souvenir du passé et savoir attendre
le futur, dans un présent attentif à être là, l’attention comme force de la compréhensibilité.
Nguyễn Bính : le plein du partir
Figure majeure de la poésie contemporaine du Vietnam,
ce poète (1919-1966) est un de ceux qui a le plus grand impact sur le public
par la simplicité de son langage poétique si proches de la langue du peuple dont
la musicalité harmonieuse et l’esthétique de l’imagerie s’incorpore parfaitement
au monde rural vietnamien. La poésie de Nguyễn Bính est également marquée par
la liberté du voyage, et il laisse d’ailleurs un héritage à part dans un genre lãng
du (voyage) pris ici dans le sens du vagabondage et auquel le poète s’auto-identifie :
lãng tử (voyageur au gré du temps) :
« Sống là sống để mà đi
Con tàu bạn hữu, chuyến xe nhân
tình »
(Vivre comme vivre pour partir
Train des amis, cars de l’amour
humain).
Il se démarque de l’image du sage qui “ne
bouge pas”, du non-agir taoïste, au surplace, au contraire l’enchainement des
voyages, la multiplicité des trajets, le prolongement des parcours dans : vô
định (sans direction fixe) qui
nourrit vô chủ ý (sans idée fixe) anime le déplacement vif lữ thứ
(voyageur toujours prêt à repartir). Partir ne peut se
concevoir que par le contraire de l’immobilité, sans rien chercher derrière soi;
même si on atteint sa destination, on se projette toujours devant soi. Si
l’on se refuse d’aller devant soi, on perdra le bref, l’immédiat du vivre, le «découvrir» dans l’«évoluer» ,
mais évoluer à son aise, pour l’ « étendre » du « partir »,
sans destination fixe entre l’indécision des horizons, au gré du temps mais
aussi des espaces qui ne cernent plus l’homme. Voyager pour ne pas se laisser
absorber par le monde social mais aussi par le monde de ses origines, aller toujours
plus loin pour ne pas être submergé les normes et les routines d’un lieu. Il
faut apprendre à s’évader monde établi par les anciens, par les proches, pour
pouvoir apparaître autrement, pour voyager comme une capacité à se détacher,
d’une façon ou d’une autre, et de s’immerger dans d’autres horizons, pour mieux
cerner d’autres visions du monde, donc d’autres conceptions de vie, enfin
d’autres accès à la liberté. La vraie vie se construit en mouvement. Il y a toujours un fond
dans le regard vers les horizons, c’est une plénitude de s’avancer et de ne
rien laisser dédoubler et sans attendre l’espérance d’une autre vie. Voyager de
tout temps, pour vivre en tout lieu, il y a une voix anonyme à l’intérieur de
cette liberté, qui
souffle que le partir fait
apparaître la vérité, enlève la contradiction sur l’énigme de la liberté, se
noue donc en intrigue, il faut aller loin pour chercher la liberté. Oui !
La sagesse se voit aussi au loin pour dévoiler la vie, sans la laisser désespérément
plate, son œuvre s’affirme d’autant mieux dans les voyages qu’elle évite de
sombrer dans une complète détermination à la tranquillité immobiliste. Le
jaillissement du départ reste en amont d’une actualisation de la liberté de
voyager qui maintient la sagesse en vie. S’immobiliser dans une certaine attitude,
se contenter du surplace, pour reposer son identité, en figeant sa
particularité, est une sagesse sans horizons, car elle est incapable de creuser
ses visions, d’approfondir ses découvertes. Elle est dans l’absence du «plein»,
en se limitant dans ses questionnements, en se livrant à sa faim insatiable, elle
est incapable de faire l’éloge d’une vie sans frein, elle ne répond pas la
question sur la plénitude de la vie, son aboutissement reste
impossible en soi par le manque à voyager, c’est-à-dire à vivre. La plénitude
de la vie exige le renouvellement de la vie que l’homme remplit par ses
nouvelles connaissances, donc par ses quêtes d’horizons. Cet élargissement du
regard signifie non seulement la possibilité d’échapper au surplace, il
est aussi la conviction de la liberté convoitée contre l’être borné qui se
contente d’une vie enchaînée par ses propres seuils, incapable de franchir ses
propres limites et d’être en vie pleinement à l’intérieur de sa propre vie.
Partir, ce n’est pas mettre en perspective mais effective une attention pleine pour
constituer un présent comble, une attention pour ne pas reporter la vie dans
une autre croyance, dans une autre (méta)physique. En revanche, en tant qu’action
et s’inscrivant d’emblée dans un mouvement, ce partir dresse un barrage contre
le cours hémorragique du temps. Si la sagesse refuse le surplace, le sage s’ancre
dans le présent. Un présent qui se creuse en profondeur, s’avance en largeur et
ne s’évapore pas dans son immobilité. La sagesse peut se construire dans son ordre
extensif des horizons, mais également
l’ordre intensif de la vie où le cognitif sera l’actif. Cette part active est dans le maintenant des rencontres,
donc des découvertes, sa visée se multiplie, actif pour partir : une
résolution à déployer l’actif de la vie dans sa part la plus inédite.
Thâm Tâm : un
ailleurs du vital
Une autre figure de la poésie contemporaine et
ami de Nguyễn Bính, Thâm Tâm, va encore plus loin dans le plein du partir, la vocation de la poésie n’est pas uniquement dans une parole de
connivence sur le lieu natal, elle doit conduire le poète vers un ailleurs. Le
vrai jeu d’entente de la poésie s’inscrit dans le lointain, et en déployant un
champ d’échos inédit, la parole de la poésie trouve sa connivence dans
l’inconnu. La poésie force, en somme, des ouvertures inconnues et poussent
l’humain à quitter la répétition de ses pas su r le lieu du natif, en se
détachant du lieu de naissance, elle prend en main le poète vers l’essor de la
connaissance en introduisant la
vibration entièrement neuve du partir.
Dans son poème Lưu biệt (Permanent
adieu), c’est l’appel de l’infini qui fait la différence avec l’étroitesse du
surplace :
« Đất trời rộng quá, tôi không
chịu
Cắm chặt sông đây một cánh bè »
(La terre, le ciel infiniment large,
je n’accepte pas
(d’attacher sur ce fleuve un radeau).
La sagesse doit choisir l’infiniment large que
les Vietnamiens qualifient de vô lượng (l’infiniment inquantifiable), et
le défi sera de vivre à l’unisson avec cet infiniment, c’est-à-dire voir le
monde dans son essor permanent. Savoir, c’est
explorer, s’aventurer par la vibration d’un Dehors étranger, en sachant
refermer son Dedans natif, en acceptant parfois de refouler son propre attachement
à sa terre natale, à quitter l’immanence de son actif, et chercher le vital émergé
de l’horizon inconnu, souvent insensé. Partir c’est tirer le tout possible vers soi, et il faut que ce
tout possible soit la source de toute motivation du voyageur pour accéder à cet
immédiat de la vie. Le partir-vivre
devient la voie de la captation du lointain, de l’inconnu, de l’inédit. L’ordre
de la morale concernant la fidélité du descendant envers ses ancêtres ne pèse
plus dans la décision de s’en aller de chacun, qu’il n’y a plus de «valeurs natives» dans le bilan de
réussite ou d’échec du voyage. La sagesse ne laisse pas le sage seul à
supporter son monde immobile, elle déploie son intelligence dans la persistance
d’un horizon désiré, son principe d’aise lui offrira le plaisir de l’air du
temps dans un dispositif permettant de pouvoir jouir intensément en élargissant
le regard dans ce partir-vivre. Le
monde nous délivre le désir de la liberté, son principe de réalité nous dit que
le positif est à prendre à l’extérieur. Notre satisfaction, entre gares et
routes, est la constitution réelle de la liberté convoitée, le désir est à
arracher, mais la sagesse l’accompagne, au rendez-vous avec le lointain, pour
dresser des horizons nouveaux contre le repos passif, en instaurant le
contraste inédit face à notre surplace indéniable mais déjà déracinable. Le dépassement
contre l’immobilité forgera un nouveau genre dans le jugement réfléchissant
dans la pensée de la vie, s’étendant de l’entendement du vivre au règne des vocations du partir, l’homme alors prêt au départ. Ici, le vécu des anciens
n’est qu’une partie de la vie à découvrir, Car la vraie vie semble loin de
la théorie des ancêtres, extérieure au concept natal qui fabrique la théorie du
natif, c’est l’horizon qui participera à la nouvelle architecture de la vie.
Thế Lữ : l’ancien à l’arrière
Car partir, comme mouvement
nécessaire de la vie, c’est passer d’un monde à un autre, se détacher du soi natif, ou échapper au soi natal;
c’est donc quitter, de ce fait, l’obligation des origines, partir c’est vivre
un ailleurs absolu. Thế Lữ, une figure forte de la poésie contemporaine du Vietnam dans la
mouvance des poètes de ce champ du partir propose une autre approche, un
rééquilibrage en pensant la vie entre deux pôles : le
premier, le voyage à la découverte, se décante dans le second, le calme du
repos, les deux offre une unité pour se tenir soi-même face au monde. Il
refuse la scission entre le voyage et le surplace. Dans son poème Ý thơ
(Idée poétique), la combinaison entre ces deux livre l’individualité
comme le soi ouvert face au divers, l’autonomie personnelle jouit dans la
pluralité du monde, le singulier reste lucide dans un pluriel qui varie sans
cesse :
« Bình tĩnh lại bao nỗi lòng
huyên náo….
Ghi dấu vết giữa tháng năm thay đổi
Để ngàn sau nói lại với ngàn
xưa… ».
(Revenir au calme les âmes secouées …
Souligner les traces des mois, des
années dans le changement
L’après reparle à l’ancien ».
De l’ancien à l’arrière, la
culture vietnamienne désigne par sau (après, arrière, derrière), ce
qui est là derrière soi, dans l’espace qui sera celui de l’après,
dans une chronologie où prennent place les enfants, les descendants, les
cadets… toujours en bas de l’échelle du temps familial. Or, en haut de cette
hiérarchie se positionnent les ancêtres, les anciens, les ainés… symbolisés par
le terme trước (devant). Anomalie linguistique ou la singularité
anthropologique ? Pourquoi les ancêtres sont-ils toujours devant soi, alors
qu’ils sont déjà morts, qu’ils ne sont plus dans ce monde. Ce sont eux pourtant
qui orientent le regard de leurs descendants vers l’horizon, ils sont au
rendez-vous pour tout projet d’avenir, ils sont le centre du futur convoité.
Il n’y a finalement pas d’opposition entre trước (devant) et sau
(arrière), mais un ordre harmonieux dans le déroulement normal du temps où le
devant d’ancestralité guide l’arrière des descendants. La
contradiction entre les deux n’existe pas, il est normal que les anciens soient
bien devant nous pour nous orienter. Dans la culture vietnamienne, la sagesse
se définit dans tổng kết (l’aptitude de synthèse) entre ces deux
termes : xưa (ancien) et sau (après). L’ancien conseille
le nouveau, et le sage sera celui qui semblera capable de développer thống
hợp (l’aptitude à créer l’union) entre les deux dans l’unité du temps du mouvement de la vie. Ce qui fait que la vie est la vie, dans sa
continuité c’est que ces deux termes ne
crée aucun blocage, l’un va pour le bien de l’autre; ainsi le soi autonome se
reconnait dans son autre ancien qui est déjà devant lui. Leur union dans
l’unité évite toute scission, le mouvement de la vie se développe dans l’ordre,
non dans le désordre, la fluidité est déjà en place sans entrave. Ils traversent
ensemble les difficultés de la vie, sans que l’un se révèle comme contraire de
l’autre; ils ne se renversent pas, mais deviennent tous deux le mouvement
inhérent de la vie. Partir-vivre c’est savoir saisir le déploiement
comme promotion entre générations, entre anciens et descendants, mais aussi
comme dépassement de l’homme entre découvertes. Partir vers un ailleurs et vivre autrement constitue à
l’extérieur, déjà, un procès à engager, il est de l’ordre du plan de la
continuité de la vie mais aussi de l’activité proprement humaine, qui ne
s’affirme qu’en se lançant vers un ailleurs. La vie humaine ne se limite point à
l’existence naturelle sur son lieu de naissance, elle est en mesure de s’engager
par sa capacité à ne pas reposer en soi, à dépasser luỷ tre làng (la haie de bambou du village) qui symbolise la limite
entre le connu et l’inconnu, la frontière entre le natif et l’ailleurs. Une vie
à vivre est celle qui consiste à se projeter dans l’inconnu, à émerger dans le
lointain, sans rupture avec son monde ancien.
Đinh Hùng: libérer la vitalité de son
ornière
L’homme sera celui qui
est contraint de se surpasser, de se libérer de sa terre en franchissant
l’illusion du monde harmonieux des anciens, de ne renoncer à aucun horizon,
Đinh Hùng , poète de l’école
dite du pessimisme au XXème siècle, se méfie de l’errance vers des horizons
lointains, car il a payé lui-même chèrement le prix de son exil permanent. Chez
lui, la sagesse apparait plutôt ici comme une lucidité contre la perte de
repère dans le chao du monde sur des terres étrangères. Dans son poème Thoát
duyên trần cấu (se libérer de la cause humaine) l’expérience à
la recherche de la sagesse semble porter le seau du tragique :
«Nghìn năm chưa thoát cơn mê hoang
Ta thác sinh vào chốn hải đăng.
Hỡi bao quần đảo vừa ly tán ?
Trần tục là đâu ? Hỡi đất
bằng… »
(Des milliers d’années déjà sans
pouvoir échapper au cauchemar de l’errance
Je meurs dans l’univers des phares
Avec l’archipel qui s’écarte en
séparation ?
Le monde humain où est-il ? Tragique
cette terre plate).
Il est souvent de bon ton de définir la
sagesse par sa neutralité dans le jugement, et certains sages se permettent même
d’être indifférents face à la souffrance de leurs semblables, Đinh Hùng rejette cette
attitude neutre, ce comportement froid, il estime que la sagesse, si elle
existe vraiment, doit s’engager dans le jeu du bilan en examinant en profondeur
ces termes : nghìn năm (des milliers d’année) qui ne sont que mê
hoang (le cauchemar d’errance) pour lui, l’illusion ; puis hải đăng
(des phares) qui signalent thác sinh (mourir après avoir vécu) symbolisé
par l’image de quần đảo (l’archipel) comme le réel même de
ly tán (la séparation). Le tragique du poète après d’une vie d’exil dans
des horizons inconnus, c’est la découverte que trần tục (le monde humain) demeure dans
cái vắng (l’absence), le desert des humains dans đất bằng (terre plate) n’est
rien d’autre que cái không (le néant). La sagesse ne peut se définir
sans les connaissances sur ces possibles
de l’absence, ce probable du néant, de là on peut parler de «se promouvoir à partir de soi», c’est-à-dire de sa propre
capacité à défier l’absence, le néant. Moins on accepte ses racines, plus il faut s’inventer
des exigences qu’on se donne à soi-même sur cette conscience du vide de
l’univers, sans ses proches. Encore faut-il comprendre qu’une telle conscience
se pense à l’envers du désir de partir,
la capacité d’aller se vit comme la force de se découvrir soi-même, elle doit
faire sortir la vitalité de l’ornière pour la pousser à transgresser sa propre frontière,
en sublimant le mérite du courage de l’humain solitaire qui peut dépasser le
monde de ses proches. Or, ce qui menace aussi l’homme c’est qu’il se lit comme un
être ordinaire, sans expérience singulière du partir, le surplace génère l’angoisse d’une vie qui ne serait qu’immobilité
négative. La volonté d’aller au-delà ou en dehors de luỷ tre làng (la haie de bambou de son village) propre aux descendants semble
inclut dans le mouvement de l’être-là dans l’inconnu de l’homme. L’exil
fabrique sa propre subjectivité en maintenant l’homme précisément dans ce jeu
d’aventure. Ainsi partir s’inscrit
dans le «vers l’inconnu» comme une ouverture à travers laquelle l’homme tente
d’approcher son ailleurs, son lointain, en acceptant le prix de l’absence, du néant au
milieu du monde. Une telle connaissance se détache du natal. Elle se désolidarise de la proximité, il s’agit d’un savoir immédiat, qui se maintient dans l’intimité.
Le contraire du partir est rester, s’immobiliser, car partir dépasse le natal, et
le natif, déjà inerte, rend
indifférentes les traditions instaurées par les anciens et projette l’homme dans un temps nouveau
supposant un autre mode d’intelligence qui se tisse au fil des jours nouveaux
dans le lointain du natal, dans l’inconnu du natif. Penser un lieu inédit comme
une connaissance nouvelle permet à l’homme de s’intégrer dans un nouveau savoir
sur un milieu étranger, sans s’abstraire d’un horizon, sans s’extraire d’un
inconnu, sans détacher le soi du monde, mais surtout sans oublier la double
énigme dans l’équation de la découverte : l’absence et le néant. La langue
vietnamienne présente une autre étrangeté dans son jeu sémantique :
l’horizon se dit chân trời (le pied du
ciel), étrange appellation car le point le plus lointain où se porte le
regard humain n’est que la partie la plus basse du corps du ciel qui n’est rien
d’autre que la régulation de l’ordre terrestre, et au bout du compte cet
horizon n’est pas vraiment l’aventure.
Tế Hanh : la dé-saturation du surplace
Le contraire de l’essor du partir vers un ailleurs inconnu pour
parvenir à l’élargissement de la condition humaine l’immobilité
complètement offerte par la disposition native du surplace. Elle se manifeste
comme une évidence solide de la proximité, tantôt saturant, tantôt stagnant qui pousse l’homme à regarder
ailleurs, mais perdant de vue sur la vitalité de sa racine. Cette immobilité
n’offrant plus de biais, effaçant l’entourage devenu lointain, se stérilise, la
finitude étouffe la découverte. Or, Tế Hanh, poète de la douceur natale dans la poésie
contemporaine du Vietnam suggère le renouvellement du regard : regarder au
fond du ciel toute en surplace pour voir autrement l’univers terrestre. On
retrouve ici le regard vif de V.Hugo : «La mer était étale, mais le reflux commençait à se faire sentir». Savoir
sentir le mouvement presqu’invisible pour que le regard commence à saisir
le mouvement de l’univers, un regard qui
opère l’évidence de la vie qui émerge, la sagesse s’inscrit sans peine dans ce
renouvellement du monde, dans le calme :
« Trời rộng phơi màu xanh mới
tinh…
Lần lượt bao nhiêu ý mê đời…
Thân buông tín cẩn trong tươi mát…
Chân bước khoan thai giữa biếc
hương… »
(Le ciel expose sa couleur verte
entièrement neuve…
Le déchainement des idées dans
l’amour pour la vie…
Le corps se détend fraichement dans
le respect…
Les pieds avancent dans la
décontraction au milieu des parfums…)
Le ciel est grand, les couleurs sont neuves,
les idées poétiques aiment la vie, le corps est détendu mais dans le respect du
monde qui évolue au gré des pas décontractés du poète, le calme est bien là
comme sens et preuve. Le renouvellement du monde s’opère,
sortant de son évidence, il apparaît aux hommes sans leur imposer des aventures
hasardeuses. Car, autours de soi, il suffit d’orienter son regard en haut puis
en bas et la dé-saturation du surplace sera au rendez-vous, la détermination native
offrira l’ouverture à partir du natal, la présence du lieu s’éclairera, se
donnera comme autant de découvertes. Vivre sur son lieu natal, c’est opérer des variations
dans l’accompagnement de l’univers, ces variations sont autant d’explorations,
parfaitement réelles, dans l’intelligence du regard qui sait cueillir les
fruits selon les saisons, aucun jour ne se ressemble, l’univers possède correctement
l’art de variation, la confiance de soi s’instaure en soi. L’essentiel est de
faire ressortir ce qui change, par une transformation réelle mais aussi par un
mystère évolutif, l’intelligence de l’usage est dans la formule : le temps précieux du présent. La beauté
de l’univers s’installe à l’aise dans l’amour du natif, on la regarde, en l’appréciant,
en la savourant, en faisant couple avec cette beauté, la jouissance sera
réelle, et la sagesse doit être là aussi pour recueillir puis féconder sa
raison d’être.
Xuân Diệu : le chemin d’accès
privilégié à l’immédiat
La poésie
met en œuvre la parole immédiate dans sa connexion avec la sagesse sans le
détour de la médiation, elle impose un ici et un maintenant avec l’achèvement
de sa conclusion et son effet direct sur l’ordre de la vie, chaque
vers porte en soi sa plénitude et s’éloigne d’un simple discours rimé, la
poésie reste ainsi un chemin d’accès privilégié à l’immédiat et sa clarté
rester irremplaçable. Xuân Diệu, prince des passions amoureuses de
la poésie vietnamienne du XXème siècle prend souvent l’engagement du désir pour
« dévisager » la sagesse. Son défie met chaque être engagé face à une
épreuve de choix entre la passion de l’amour et le calme de la sagesse :
« Ta
theo gió mạnh, gió nhanh
Gió hung dữ, gió sát sanh, gió
cuồng »
(Je suis le vent fort, le vent rapide
Le vent méchant, le vent tuant, le vent
fou).
A
peine la passion se dessine-t-elle, entre suivre
et accompagner, qu’elle déborde
aussitôt, d’un coup, sur un désir complet, auquel on ne peut rien ajouter, où
le manque n’est pas possible ; la retenue de la sagesse peut créer la
fissure, il faut laisser cette plénitude
trouver son chemin. Il faut un chemin comme accès pour réaliser cette
autoréalisation de la présence, et l’immédiat de l’engagement émerge du fond de
notre désir, la séparation entre moi et monde s’évapore. La double devise d’A. Rimbaud
apparait intégralement dans ce jeu de sens libre : « Je m’entête
affreusement à adorer la liberté libre », et « Je
trafique dans l’inconnu ». Reprenons
la démarche explicative de la sagesse. Elle est la médiation la plus lucide
entre les engagements les plus variées et la diversité des sources vitales
compte sur elle pour se maintenir dans un équilibre global, la vérité n’est pas
unique et porteuse d’un seule nature. Enfin, la sagesse exige du sage des
expériences directes et immédiates dans la transformation de la vie, Xuân Diệu
vit pleinement ces expériences. Le sage possède ainsi plusieurs conceptions sur
la vie et s’installe ainsi dans plusieurs visions du monde qui lui permettent
une pluralité d’examens sur la réalité. Xuân Diệu propose un auto-examen en engageant
sa propre vie dans cette épreuve, en vivant à fond tous les événements les plus
imprévisibles, comme le vent avec ses mouvements mais aussi ses désordres, car d’un terme à l’autre, la réalité échappe à elle-même, se
désappropriant l’une pour se réapproprier l’autre. La typologie des vents de Xuân Diệu
se transforme sans cesse, révélant ainsi une impropriété qui n’est rien d’autre
que le procès même de la vie, par lequel l’ordre et le désordre cohabitent puis
s’interpénètrent, se dé-coïncidant constamment d’elle-même, dans une vie qui ne
cesse d’avancer, de se renouveller. La réalité suivante dépasse la précédente, en
enchainant à la fois dans l’ordre (la régulation) mais aussi le désordre (le chao), Xuân Diệu
écarte toute détermination sur le définitif, sur la constance, sur l’éternel ;
il ne
faut pas isoler les événements pour ne pas étouffer leur enchainement.
Thanh Nam : se dédoubler
aux extrémités
L’écrivain Thanh
Nam, en exil depuis 1975 aux États-Unis, décide d’abandonner la prose pour la
poésie. Atteint d’un cancer, il lutte quotidiennement contre la maladie qui le
rapproche jour après jours de la mort qu’il appelle l’univers froid :
«Cuộc chiến trần gian dù thắng bại
Đường về cõi lạnh giống nhau
thôi »
(La guerre de cette vie fait des
gagnants et des perdants
Mais la route du retour à l’univers froid est identique pour
tous).
Cet appel à la réflexion est
pluriel : l’éphémère de la vie, la nécessité de la réconciliation nationale
après une longue guerre (1954-1975), mais surtout le partage, malgré soi, de la
même route vers un univers probablement froid, la mort. Le passage à la mort
est pensé en liaison avec les difficultés extrêmes pour récupérer l’intensité
de la vie en termes de chaleur des relations. Cet univers est celui de la
corruption des liens, l’essence de la vie face à la mort est vécue comme une
chute négative, définitive, capable de congeler tout mouvement. Le feu de la
vie sera absent ou s’éteindra dans ce monde sombre, comme le disent les Vietnamiens
: tắt lửa lòng (le feu d’âme éteint),
et le sentiment, l’émotion, l’amour deviendront ainsi peu à peu impossibles. En exil, Thanh Nam propose une lecture
de la sagesse où la lucidité va au-delà du bilan qu’il s’agit de succès ou de
défaite, en anticipant sa propre mort pour mieux vivre dans la sérénité, en saisissant
mieux le tragique pour mieux apprécier le viable. Or le juste milieu de la sagesse semble être dans
sa façon de se dédoubler aux extrémités entre gain et perte, en n'inclinant ni
vers l'un ni vers l'autre. Il faut donc savoir enrayer l’enchaînement sans fin de ces
extrémités entre l’échec et la réussite, d’où se surgit intarissablement la
souffrance, et où les existences se renouvellent dans la contradiction en défaisant
les liens et les attaches à la vie. La sagesse sera au rendez-vous pour faire
apparaître le vide inhérent au monde, on réalise soudain l’équivalence foncière
de ces opposés de « cette vie
faisant des gagnants et des perdants », et les hommes s’enferment dans
leurs guerres. Si la sagesse existe, elle doit nous
aider à sortir de cette dualité pour nous éveiller face aux postures
éphémères du gain et de la perte. Savoir saisir la vie dans l’immédiat, en
fabriquant sa propre conscience d’ici et maintenant pour être un accès à la
méditation afin d’écarter les effets troubles du succès et de la défaite venant
de la fonction discriminante de l’idéologique et de son langage. Cette sagesse doit
faire surgir cet enseignement du dépassement des conflits d’intérêt en ouvrant pour
nous une brèche au sein de cette illusion du gain à la perte, en éveillant notre
réflexion à partir de l’appel à la réactivité pour retrouver la spontanéité du
vivre qui dépasse l’enchaînement causaliste de la réussite à l’échec imposé par
les champs idéologiques. Retrouver la plénitude, au quotidien, se comporter dans
le simple qui sait donner le sens à la vie contre tout artifice du succès, mais
aussi contre tout tragique de la défaite dans l’élimination des affaires entre
gains et pertes, sans faire obstruction à l’essor de la vie, c’est l’aptitude de vivre une vie sans adversaire, ni
ennemi. Cette aptitude de vivre, de plus en plus ouverte, dans un monde sans
bataille, ni guerre, définit l’intelligence de la sagesse comme ressources capables
d’éliminer les tensions, les conflits, les rivalités, en offrant à l’homme de
nouveaux horizons du viable, en lui suggérant de les accumuler dans son regard
et dans son jugement face à la concurrence artificielle, à la compétition
périssable qui entravent la fluidité de la vie. Ce monde d’ici et maintenant s’ouvre, élimine
les aléas des challenges, pour arriver à une éthique permettant de dépasser aussitôt
les normes de la morale sociale; plus besoin de «se mesurer» avec les autres ou contre le monde. Il est alors
possible d’investir sur une autre ressource dans un monde sans pression du
gain, en liquidant toute illusion de l’enchaînement entre gain et perte, le
tragique est évacué nous laissant
accoster sur un monde sans convulsion. En respectant les interactions ouvertes
de ce monde, le concret ne fait plus barrage ; l’étiquette du succès
s’estompe, la désignation de l’échec s’élimine. Si on parvient à déjouer l’opposition entre gain
et perte, à ne pas dire du bien de la réussite, à ne pas dénoncer la défaite; à
ne plus laisser intervenir les normes, les codes, les règles, les critères
du challenge, la sagesse nous dira alors que : «Rien n’y manque à la vie ». L’homme se saisissant, du monde
se rend disponible. Ne plus donner de valeurs compétitives à la parole, ne plus
forger de notations par la sélection qui tôt ou tard devient exclusion, ainsi que
tous humains sans discrimination seront saisis, sans être pris au piège du
classement. Il faut laisser le neuf du
monde s’avancer, devant soi, il faut faire en sorte que chacun soit
potentiellement le capital de l’autre, il faut s’approcher sans relâche l’autre
pour cultiver le don d’hôte de son monde et demeurer toujours apte à frayer
dans l’horizon.
Cao Tần : la liberté de réincarnation
Comme Thanh Nam,
l’écrivain Lê Tất Điều,
en exil depuis 1975 aux Etats-Unis suite à la chute du régime nationaliste du
Sud face au Nord communiste vainqueur, décide d’abandonner la prose pour la
poésie en se donnant un nouveau pseudonyme : Cao Tần. Mais il a
choisi une toute autre voie que Thanh Nam, ici le tragique de la perte
conduisant à l’exil doit être traité avec légèreté sur le fond réconciliant de
la sagesse. Alors que les autres réfugiés vietnamiens nourrissant encore haine
et rancune contre le nouveau régime révolutionnaire et totalitaire, cause
principale de leur exil et d’une réconciliation nationale impossible, Cao Tần pratique la retraite joueuse :
«Trên núi cao ta biết rành một chỗ
Có ngọn tre xanh, có cội thông già
Ngồi dưới đấy ta sẽ thành Trang T ử
Hồn nhẹ tênh theo bướm lượn chiều
tà »
(Sur cette haute montagne je connais
bien un endroit
Avec le bambou vert, avec le pin âgé
S’y assoir je deviens (Zhang Zi) Trang
Tử
L’âme si légère en suivant la danse des papillons au crépuscule).
Après 1975, ses compatriotes réfugiés dans le monde occidental vivent la
ruine de l’âme, ils se dispersent sur un monde étranger sur lequel ils n’ont
aucune prise pour un projet de vie durable. Tristes ces réfugiés sont
profondément pessimistes, certains sont devenus de véritables âmes errantes. Cao Tần a recours à la légèreté de la sagesse pour consoler ses
compatriotes. Pour lui, l’exil doit être incorporé dans le « karma
vietnamien moderne » :
Ba mươi năm trước làm thằng nhỏ di cư,
Ba mươi năm sau làm nhà thơ di tản.
(Trente ans auparavant j’étais un enfant
émigré
Trente ans après je suis poète
réfugié).
Trente ans auparavant, c’est en 1954 lors de l’exode des Vietnamiens
du nord suite à la victoire du Viet Minh, mouvement patriotique dirigé par des
révolutionnaires communistes, et ce sont ces mêmes communistes qui sont à
l’origine de l’exil des réfugiés vietnamiens en 1975, trente ans après.
Face à la tragédie du déracinement sans repos, le sage se mêle à ses semblables
sans panique, ni colère, il suggère parfois que la vie en exil reste une source
vitale capapble de faire avancer ses compatriotes réfugiés, la liberté
reste son choix premier :
« Nếu sau có đổi kiếp người
Thì ta vẫn cứ ra khơi như thường
Vật vờ vượt sóng trùng dương
Kiếm đời di tản nghin cơn nhục nhằn
Sau này tính chuyện trăm năm
May ra lời được cái thân lưu bồng »
(Si un jour il y avait la
réincarnation
Je choisirais de partir normalement
en mer
Errant sur les vagues de l’océan
S’il y avait un autre examen de mon
karma
Par chance je gagnerais un corps de
vagabond).
Réaliser d’emblée le bilan du
karma exilé par un action libre, mettre volontairement en route ce karma avant
même la renaissance et la réincarnation dans un processus de longue durée, c’est
grandir dans l’art d’être soi-même, c’est se placer d’emblée dans un processus de
la maturation intégrale de la vie. Il ne faut pas que ce processus soit renversé
par un totalitarisme, il faut donc se placer soi-même au-delà de toute logique idéologique,
en sachant surtout ménager le champ de son existence dans une maturation réflexive,
porteuse d’horizons sereinement libres, la liberté sera d’autant mieux implantée,
car plus préparée; l’événementiel qui nous implique dans ses jeux situationnels
pesant. Cette intelligence fondamentalement libre pour toujours, malgré
tous les cycles de réincarnation vécus par les croyants bouddhistes comme
presqu’interminable, est une intelligence qui affirme l’idée que l’existence de
l’homme ne dépend que de lui-même, qu’il ne laisse pas enfermé dans le carcan
de la reproduction des destins quelle que soit l’étendue passé-présent-avenir.
La détermination de la liberté coïncide avec la vie qui trouve son départ dans la
longue durée librement ouverte et signifiante, dans un processus de valeurs crues
et choisies. Puisque la vie est processus, l’homme sage doit donner à cette
pensée de la processivité son sens de la valeur élaborée à partir de la
liberté, pour s’éloigner enfin de la pression événementielle, de la guerre à
l’exil, du déracinement à l’acculturation, en donnant le sens (libre) à l’homme
exilé.
Thích Nhất Hạnh : la vie
présence-présente
Vénérable qui a une forte influence au Vietnam
et dans le monde bouddhiste mondial, Thích Nhất Hạnh reste un connaisseur
redoutable de la littérature vietnamienne, un essayiste et un écrivain, il est
aussi le seul théoricien du monde des moines vietnamiens face aux vicissitudes
contemporaines. En pleine guerre américaine et sur sa route d’exil à la
recherche de la paix pour son pays, il médite sur ce qui peut être
appelé la présence-présent. Dans son ouvrage Đường xưa mây trắng, theo
gót chân Bụt (l’ancienne route du nuage blanc, suivre les pas du Bouddha),
il observait :
« ….Sự sống chỉ có mặt trong
giây phút hiện tại. Nhưng tâm ta ít khi chịu ẩn trú trong giây
phút hiện tại… Tâm ta hay ưa trở về quá khứ vọng đến tương lai. Ta cứ tưởng ta
là ta, nhưng quả thực ta chưa hề thực sự tiếp xúc với ta. Chỉ có một phương
cách duy nhất để tiếp xúc với sự sống hiện thực : đó là sự trở về với giây phút
hiện tại… ».
(La vie se présente seule dans la minute présente. Mais notre esprit veut
rarement s’y loger… Notre sentiment désire retourner au passé puis s’engager
vers le futur. Nous nous persuadons que nous sommes nous-mêmes, mais à vrai
dire nous ne nous rencontrons jamais. Il y a une seule approche pour vivre avec
la vie présence-présent : c’est le retour à la minute présence-présent …).
S’il y a une sagesse, elle doit être dépourvue du moi, elle n'est pas dans le scepticisme, ni dans le
relativisme, elle sera un fil invisible continu qui saisit le réel présence-présent. L’aptitude à
s’approcher de cette présence-présent puis de s’y installer transforme minh
triết (la sagesse) en minh hiển
(la sagesse de clarté) qui examine la réalité par sa totale présence, en cherchant à tirer parti de
l’absence à traverser pour faire émerger du présent. La méditation surgit comme
une évidence qui donne accès à l’éveil qui se déploie dans la présence. Ils
font travailler le présent, en même temps que cette présence-présent fait communiquer
à l’intérieur de l’homme les divers mouvements de l’univers. Elle sera la
jonction entre la présence de soi et le
présent du monde, chaque minute, porteuse de senteur ou de saveur, s’identifiera
tour à tour pour révéler le réel, elle rend le monde à son essor et fait se lever l’humain.
Quelle que soit immédiateté qui se
présente, rien ne peut miner par la scission ce réel, soutenu par le long
travail de l’éveil. L’immédiat où vivre doit être plein -du départ au résultat-
, il n’y a plus de décalage entre la méditation et la médiation, l’homme voit à
la fois le singulier et le concret de chaque chose. Le travail de médiation
repéré entre l’homme et le monde se déploie sans l’artifice du langage, il est
le chemin par lequel se conquiert la conscience pour aboutir à l’adéquation. La
présence se réconcilie dans le présent et inversement, le tout dans un savoir
qui va souvent à l’encontre de la routine, des préjugés. Cette présence-présent
qui saisit le réel est de l’ordre de la réalité immédiate, donnant
l’explication immédiate, livrant la conscience immédiate et offrant enfin accès
à l’ici et maintenant, selon la triple
aptitude : ngồi
trong nội tại (s’assoir dans l’immanence), đứng trong thường xuyên (se tenir debout
dans la permanence), đi trong biến thiên (marcher dans la transformation).
La liberté condamnée à la
détente
La sagesse
se vit dans la globalité. Le sage est capable de synthèses justes, de bilans
lucides, son Je semble un autre soi sans fin qui se déploie, car son
esprit de l'ainsi reste paisible. Enfin il refuse tout enferment des principes et des
catégories. La sagesse est là contre la partialité obsessionnelle contre le durcissement du point de vue. Bùi Giáng[10]
a cette formule :
« Đã mở cõi thì đừng ngăn
miền »
(Si on décide d’ouvrir l’univers, ne pas
penser le séparer en région).
Leçon apparemment vague mais son sens
interprétatif reste percutant : si le point de vue reste restreint, la
catégorisation sera imprégnée par les extrêmes ; si la conception de vie
devient rigide, la vision du monde sera fanée; si l’horizon s’impose dans
l’obsession, la vie sera emprisonnée. L’absence de frontières liquide les
interdits, éliminant du coup toutes les entraves contre la fluidité de la vie.
Se sentir libre sans nier l’ordre de l’univers comme le constate précieux de
Confucius : «Toujours libre sous le ciel », une leçon qui semble
de près ou de loin transformée radicalement mais avec intelligence par J.M.G Le
Clézio : « Le chemin du destin est dans la liberté »,
et il n’oublie pas le réalisme de sa sagesse : «la vie nous
apprend une chose que nous nous manquons toujours de temps».Cette question
du temps peut être vécu autrement par l’aptitude de la sagesse. Thanh Tâm Tuyền[11] a
connu dans son existence des périodes tragiques dans les prisons du Vietnam au
XXème siècle. Il évoque sa jeunesse entre la scission du pays et la ruine de
l’âme vietnamienne après 1954 :
« Trưa nắng cháy vào sâu trong
ghẻ lạnh »
(L’après-midi brulant pénétrant
profondément dans la blessure froide).
Dans les camps de rééducation après 1975 confronté
à la la solitude dans des prisons sans murs, sans familles, ni amis il a su
développer la sagesse pour faire surgir la beauté de l’univers :
« Vẫn thấy trong mơ đời trở giấc
Cỏ hoa rù quyện gió hoang đàng
Trời xanh cao vút giếng nước ngọc
Đất hiền thở hương nắng thênh thang»
(Toujours dans le rêve la vie se
réveille
L’herbe, les fleurs entourent les
vents en vagabondant
Le ciel haut à l’infini dans le puits
de jade
La terre douce respire le soleil
étendu).
La solitude en 1954 annonce la noyade, la
solitude en 1975 annonce que l’univers ne nous laisse pas seul, que le monde
est là avec nous. La résurgence
solitaire au sein de la sensation présente d’une impression passée tragique,
recule peu à peu d’abord comme distance puis
comme ombre et cède la place à une nouvelle lumière –une nouvelle valeur (sage)-
qui fait émerger l’imagination qui, seule, fait jouir de la beauté du
monde. L’actualité de la perception
sensible du moi fusionne alors avec l’effectivité d’une existence : en bas
la terre le camp de rééducation, c’est-à-dire l’ébranlement de la conscience ;
mais en haut et tout autours c’est déjà la magie de la beauté céleste, dans
l’ouverture des sens libres mobilisés par le présent. Jouir de sa perception
c’est vivre la vie par décantation en donnant une autre promotion à la grâce du
monde. L’émergence de la beauté de ce moment est déjà exceptionnelle, car elle
sauve la vie en infiltrant d’autres flux vitaux dans le temps présent
globalement ouvert. Le camp s’évapore, la prison disparaît, car cette beauté de
l’univers étend soudain sa plénitude dans l’existence humaine. La beauté comme accès à l’homme qui lui montre que regarder sera traverser, voir sera entrer en profondeur dans le temps mais
aussi dans le monde, et de là faire de nouvelles rencontres qui renouvelleront
réellement la vie en lui enlevant le tragique de l’actualité. L’homme
(prisonnier) accède alors à un autre champ, nouveau, et inopinément il a la
sensation présente que la vie vaut la
peine d’être vécue.
La sagesse va ainsi contre la hantise politique
de la perspective idéologique, le sage quitte la convulsion des systèmes et
l'hystérie des profits. Il
doit être dans la détente et la décontraction mais aussi dans la sérénité, car la sagesse conçoit que chaque réalité
résonne selon sa propre disposition réellement ouverte et que le réel est un
avènement permanent. La sagesse s’inscrit donc dans la réalisation de
l'évidence, dans l'immédiat en vérifiant le réel qui se déroule sous nos yeux
sans menace. La vie est déjà dans un processus de
maturation, sa globalité échappe à la causalité du moi, l’éveil du monde me
réveille, s’imposant à moi comme une rencontre, comme une irruption source de
mon inspiration. L’art de vivre avec le monde en laissant faire l’univers dans son mûrissement ne m’élimine pas, au
contraire son procès m’aide à opérer le réel par son concret dans sa vitalité, sans
désengagement ni renoncement. Il faut savoir laisser l’univers se mettre en
veilleuse pour que le monde soit plus largement montré que les impasses
s’ouvrent, l’affrontement avec la logique événementielle pour le coup n’est plus nécessaire. La fluidité de la vie se
dénoue d’elle-même, je m’avance dans
cette vie, en lui donnant un sens sans me laisser marquer par des finalités
oppressantes, je n’ai plus besoin d’avoir des visées en termes d’objectifs, mais
je peux laisser advenir les moments de ce monde accouchent sur moi ses effets
bénéfices, sans que l’univers soit rejeté. Si je suis déjà dans la formule «laisser du temps au temps», je sais aussi
pousser plus loin son aboutissement durable avec la matrice patience-persévérance-endurance-ténacité
pour « laisser le temps se nourrir du
temps». Je me défais de l’impatience, pour cueillir les bons fruits au
bon moment, saisir la bonne occasion c’est savoir laisser mûrir. La volonté
de soi-même balance entre défaite et succès, entre pression et stress, ici la
vie semble déjà entravée, son procès est à l’œuvre elle se heurte à des
obstacles définis par des critères plus ou moins artificiels, cette vie
m’échappe. Or, si je laisse le temps suivre son cours, fait son chemin, c’est
en moi-même que je vois le changement. Ce moment présent est source et
ressource pour un retour de l’investissement du monde sur moi, que je
suis en train de capitaliser et je suis prêt à assurer ma percée qui déploie en
moi son effet de transformation. Cette chance de rencontre, les
Vietnamiens l’exprime dans la notion : duyên,
une chance de rencontre qui transforme positivement le karma dans le sens le
plus imprévisible. L’immobilité de la sagesse devient d’un seul coup le réveil
de la sagesse où le moi fait corps avec le procès du monde,
apparemment indéfini ou indéterminé, mais je vois soudain, sous mes yeux, son aboutissement
désormais complètement ostensible que je ne le laisse plus échapper.
[1] L’expression plutôt populaire «ba phải» désigne les individus incapables de distinguer le vrai du faux, la vérité du mensonge, donc fortement influençables dans leur prise de décision. Dans leurs attitudes sociales, ce sont des individus sans repère d’analyse, ni clarté de communication, la confusion de leur propos crée de près ou de loin l’ambiguïté de leurs démarches et l’ambivalence de leurs arguments. Leur image sociale s’oppose à celle du sage d’un sage qui déploie une connaissance fondée à la fois sur la vérité et sur la lucidité, une sérénité fondée sur la sûreté de la décision, une maîtrise de soi qui s’associe la bienveillance dans le choix des attitudes pour que la bonté ne nuise pas au sens de l’équitabilité.
[2] Voir trois études sur Nguyễn Trãi, la première dans l’art
militaire du faible, tome 1, deuxième dans le retour et la retraite, tome 2, la troisième dans les paramètres de la raison tome 3, Anthropologie
du Vietnam.
[3] Nguyễn Du
et son roman Kiều, défis
entre sentiments moraux, anthropologie du Vietnam, tome3.
[4] Thơ Nguyễn Công Trứ, Édi. Đồng Nai, 2001, Vietnam.
[5] Texte d’origine en vietnamien classique.
[6] Texte traduit en vietnamien contemporaine.
[7]En nôm,
vietnamien classique.
[8] Nom d’un fleuve chinois.
[9]En quốc ngữ, vietnamien contemporain.
[10] Voir une étude sur ce poète
dans ce même tome 4.
[11] Voir Anthropologie du Vietnam, tome3.
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