Thứ Năm, 27 tháng 8, 2015

Sagesse et littérature Le décentrement endosse la détente

Gs Lê Hữu Khoá
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Gs Lê Hữu Khoá, ĐH Charles de-Gaulle, Pháp
TMT : Gs Lê Hữu Khóa công tác tại đại học Charles de-Gaulle, Pháp. Giáo sư là Giám đốc ban cao học Châu Á Thái Bình Dương, chủ tịch nhóm nghiên cứu nhập cư Đông Nam Á, cố vấn của Thủ tướng Pháp cho chương trình bảo tàng nhập cư, giám sát viên chương trình chống kỳ thị chủng tộc của Liên Hiệp Quốc. Đồng thời, giáo sư cũng là thành viên Viện nghiên cứu Đông Nam Á, và giám đốc nhân học nhà xuất bản Anthropo-Asie, Les indes savantes. BBT trân trọng giới thiệu bài viết  MINH TRIẾT VÀ VĂN HỌC (nguyên văn tiếng Pháp) của tác giả gởi cho Thôn Minh Triết.

En hivers 2008, j’ai accepté l’invitation de la Société d’étude de la sagesse vietnamienne à Hà Nôi pour une discussion sur les relations entre littérature et sagesse, cette intervention a nécessité une assez longue réflexion et une préparation laborieuse pour dégager de possibles analyses concernant la confrontation un monde littéraire souvent animé par le désir et la sagesse qui prétend neutraliser les passions propulsées par des engagements qui s’auto-justifient. De surcroit, le Vietnam tant de fois bouleversé par les guerres, terre peu propice à la sagesse; pourtant la littérature vietnamienne ne s’en est jamais détachée, plus encore elle a offert, à travers ses auteurs, des formulations sans cesse renouvelées sur la contemplation, le recueillement et la méditation, sources et forces de la sagesse sur les terrains pratiques. Mais quel est le rapport entre la sagesse qui cherche l’impartialité en faisant fructifier la sérénité au profit de la lucidité et la singularité karmique qui met l’accent sur l’originalité pour mieux de se démarquer de la neutralité, qui valorise l’exclusivité pour mieux de se détacher la normalité ? La démarche méthodologique, pour cet essai de l’errance anthropologique, consistera d’abord à nommer les indicateurs de la sagesse comme autant d’éléments de définitions possibles, pour créer les ouvertures d’analyses sur les attitudes humaines appelées sagesse face au monde du désordre. Chemin faisant, il s’agira de forger des interprétations (historique, empirique, contextuelle, comparative, typologique...) d’abord sur des textes littéraires ensuite sur leurs auteurs comme sujets ouverts ou fermés face à l’appel de la sagesse. Une fois la sagesse décodée dans l’analyse, elle peut être prise comme une attitude (réaliste) résultant d’une série de comportements, puis comme une aptitude (pragmatique) permettant des ressources -mentales mais aussi intellectuelles- à la recherche de solutions fondées sur des raisonnements conjoncturelles et des argumentations contextuelles.
On observe ici les trois doctrines égalitaires présentes au Vietnam qui valorisent trois attitudes dans la construction de la sagesse. Le Bouddhisme qui se cantonne dans an nhiên tự tại (la tranquillité naturelle dans l’autoexistence), et conçoit la méditation comme le moyen de la recherche de la lucidité parfaite, jouera un rôle déterminant dans la maîtrise de soi face aux vicissitudes de la vie. Le confucianisme, quant à lui, s’associe sans peine au bouddhisme pour: lượng duyên mà độ (mesurer la chance de rencontre pour s’investir dans l’acte) ; enfin, bouddhisme et confucianisme rejoignent, chaque fois que nécessaire, le taoïsme pour signifier une pratique du retrait : ung dung thoát tục (la décontraction du retrait de la vie), capacité de créer de la distance face à la vie bruyante et désordonnée, à la recherche de la sérénité. Ces trois comportements qui sont réellement des pratiques fondatrices de la sagesse au Vietnam, guideront cet essai. On retrouve en effet dans la culture vietnamienne trois autres expériences dans les interactions sociales visant à clarifier trois choix d’attitudes face aux défis de la vie intellectuelle, politique, sociale… La première se structure autour de chọn trung dung, tránh thái cực (choisir le juste milieu pour éviter les extrêmes), autrement dit comment trouver la juste mesure dans la décision, pour tendre ensuite vers l’impartialité définie comme base du juste arbitrage, ici le sujet forge déjà son sens de la justice. La deuxième suppose un jeu d’équilibre : chọn sự thăng bằng trong so sánh lực lượng (se cantonner sur l’équilibre pour éviter les rapports de force), contre toute perte de lucidité souvent causée par la partialité, source de l’injustice, un des adversaires de la sagesse. La troisième se détermine dans la compréhension : hiểu mâu thuẫn, tránh xung đột (comprendre les contradictions, éviter les confrontations) dans un effort de recherche de solutions sans brutalité donc sans violence écartant ainsi d’emblée la guerre et ses conséquence destructives. A partir de ces indicateurs de la théorie (implicite) des connaissances culturelles du Vietnam, le profil du sage s’esquisse peu à peu à travers trois traits de comportements, le premier : không chọn nhân sinh quan trong quan điểm tức khắc(le refus de formuler une conception ferme face à un point de vue dit immédiat). Le second : không «ba phải[1]» vì biết quy luật của sự tuần hoàn (rejet de l’indécision grâce à la connaissance sur la régulation), l’ordre de la régulation se traduisant dans le procès des choses qui se déroule selon un processus naturel de leur naissance à leur maturation. Le troisième est le mouvement proprement dit de l’intelligence de la sagesse où le sage fait corps avec la fluidité de la vie : không ngừng, không đứng, không theo đuổi, không vội (sans arrêter, sans stagner, sans poursuivre, sans précipiter) comme une double aptitude : ni-coller aux événements du moment et ni-se détacher de la conjoncture imposée par le présent. La formation du couple attitude-aptitude de la sagesse dans le choix du comportement, puis l’esquisse du couple profil-portrait du sage permettront, je l’espère, à l’anthropologue d’entrer à présent dans le monde des textes littéraires. La présentation des auteurs et de leurs textes suivra celui de la chronologie de l’histoire du Vietnam.
Nguyễn Trãi : la sagesse se raisonne
La figure littéraire de Nguyễn Trãi (1380-1442)[2] reste unique dans l’histoire du Vietnam. Centrale dans la compréhension de la farouche volonté d’indépendance nationale des Vietnamiens face à toute agression étrangère, c’est aussi une figure militaire et diplomatique à part par ses visions, ses actions, ses stratégies et ses approches de la résistance militaire, de la guerre psychologique. Aimé du peuple, admiré par les intellectuels, Nguyễn Trãi sait,  se démarquer pour des raisons éthiques du despotisme féodal, de ses jeux de pouvoir bureaucratiques et de la corruption institutionnelle. On sépare volontairement la sagesse de la philosophie qui est dans l'obligation de la vérité, la sagesse se contentant souvent du compréhensible sur des situations réelles, pour mieux s’éloigner de la philosophie. Le sage reste ouvert, disponible, spontané, à la recherche de solutions dans la souplesse en évitant les confrontations; le philosophe s’engage dans les contradictions au nom de la vérité sans craindre l’affrontement. Or, l’attitude politique de Nguyễn Trãi va dans le sens du souci de la vérité, sans concession ni compromis, et la première ressource éthique sera, selon lui, la dénonciation des jeux discursifs manipulatoires du monde des mandarins corrompus qui entourent l’empereur :
 «Dối trời rồi lại bảo trời cao»
(Tricher le ciel en disant que le ciel est haut)
Il faut voir dans cette dénonciation directe sans détour de la décadence de la dynastie Lê –dont le triomphe avait été pourtant assuré pour une grande part grâce à l’œuvre militaire et politique de Nguyễn Trãi- une obligation de sagesse dans le rejet de la parole manipulatrice : lời xóa lời (la parole qui efface la parole). Cette droiture lui a valu l’hostilité des mandarins corrompus jusqu’à la mort accidentelle de l’empereur chez Nguyễn Trãi. Cette dernier est alors condamné à la peine la plus lourde réservée à la faute la plus grave : chu di tam tộc (la peine de mort sur trois génération). Représentatif de l’intelligence du monde des stratèges mais aussi de la sensibilité du monde des lettrés, Nguyễn Trãi a connu un destin tragique après la prise du pouvoir de la dynastie Lê, dont il avait pourtant activement favorisé l’avènement. Après la trahison des mandarins de la cour et sa mise à l’écart par le roi lui-même, Nguyễn Trãi retourne et se retire à Côn Sơn où il a vécu une expérience de grande inspiration littéraire, avant d’être exécuté par la même dynastie. La trajectoire et les parcours de sa vie retracent avec clarté le sort des intellectuels vietnamiens victimes des jeux du pouvoir institutionnel, un sort parfois tragique entre rejet et brutalité d’un monde dynastique autoritaire à la vietnamienne. Il s’agit d’un monde où la compétence des lettrés est exploité pour être aussitôt ignorée, où leur rôle éthique et social dans le maintien de la paix du pays est nié; un monde dont la culture populaire sait si bien avertir les intellectuels des dangers qui les guettent : đồng thuyền nhưng không đồng hội (la même barge (dans les épreuves) mais pas le même festin (dans le pouvoir). La conception finale de la vie ne se cantonne pas non plus dans les affaires terrestres matériellement transitoires, éphémères et périssables. La preuve est là, quand on questionne Nguyễn Trãi sur la paix retrouvée au pays après une longue occupation chinoise, juste avant qu’il décide de se retirer :
Mừng thuở thái bình vui hết tất
(Le temps de la paix pousse la joie à sa plénitude).
La sagesse va sans peine avec la joie, ce constat suffit à l’époque pour dire au monde qu’il a parfaitement rempli sa mission de conseiller-stratège, ce qui lui permet de préparer un retour joyeux sur sa terre. La spontanéité joyeuse se voit dans la libération de soi, dans chaque geste de détente :
Đàn khua hết ngựa cờ khua tượng
(Avec la cithare, on libère ses sons, avec le jeu d’échec, on libère son armée d’éléphants).
Ainsi, on s’éloigne définitivement de la mesquinerie des calculs de gain, et on s’approche de plus en plus de la décontraction dans le calme harmonieux entre le ciel et la terre. Le retour apparaît alors comme une réactualisation des ressources originelles et la retraite comme une reconfiguration des expériences replacées sur la terre d’origine dans un nouvel horizon pour des lendemains plus fusionnels. Les deux une fois associés dans le bilan d’une vie se transforment en une nouvelle demeure à l’intérieur de laquelle l’existence n’est plus isolée par les avantages qui offre le régime au pouvoir, ni par les mondanités du milieu privilégié, mais où la simplicité crée une meilleure commodité, le surplace a ainsi toute sa place grâce à la disponibilité du lieu de retraite :
Chim bắt trong rừng cá bắt ao
(Les oiseaux on les attrape dans la forêt, les poissons dans l’étang).
Réelle et spirituelle, l’effectivité du retour soutient la disponibilité de la retraite dans l’intelligence du repos qui offre discrètement à l’être la décantation : gạn đục, khơi trong (écarter le trouble, faire émerger la transparence), la dé-ontologie se réalise alors avec sérénité et lucidité. Mais il ne faut pas que les agitateurs sociaux doutent de la droiture du lettré et de l’honnêteté du stratège, car la méditation sur soi enlève toute confusion des valeurs sur la droiture éthique dans la retraite :
Cõi trần có trúc đứng ngăn
(Dans ce monde humain, les bambous endiguent par leur droiture).
Par leur droiture, les bambous sont en effet capables d’endiguer la corruption des mandarins qui ne savent que flatter l’empereur pour mieux profiter de richesse royale. Il faut prendre garde à ceux qui voient dans ce retrait une déperdition des vertus, car il s’inscrit dans le renforcement des expériences d’un monde à la fois dedans (avec la terre) et dehors (sous le ciel). La vision amplifie les espaces qui dépassent les simples calculs d’intérêts individuels :
Duy chỉ một lòng trung với hiếu
Đêm ngày cuồn cuộn nước triều dâng
(Tenir l’âme de la fidélité et de la loyauté
Nuit et jour, forte comme des vagues à la marée haute).
Certes la vie passe, parce qu’on ne peut « suspendre » le temps dans son «vol», mais la droiture s’impose aussi « naturellement » comme cette vie qui passe. Oui ! les énergies de chacun s’usent, que l’âge s’épuise et la mort s’avance imperturbablement, mais ce n’est pas le plus inquiétant. Le vrai sens de la sagesse est de ne pas s’arrêter de réfléchir sur la vie   selon ces paradigmes de la minh triết (la sagesse) : tất cả đều trôi theo dòng, chảy theo dốc (tout coule selon sa fluidité, en suivant sa pente) et  Nhập vận tốc, tùy vận hành (lúc nhanh, lúc chậm  (Faire corps avec la vitesse, suivre la transformation, tantôt rapide, tantôt lent). Ici, hiền giả (le sage) connait le contexte, maitrise la conjoncture en adoptant sur trois postures associées d’un sage. La première : xuất có lúc, sử có thời (agir selon les moments, juger selon les conjonctures) suggère que la précipitation dans l’action et l’anticipation des jugements peuvent nuire aux résultats visés. La deuxième tente de saisir l’évolution des choses pour mieux maîtriser leur procès dans une fusion harmonieuse avec les événements : cần nhanh thì nhanh, cần chậm thì chậm (si la vitesse s’impose, on sera rapide ; si la lenteur est là, on sera lent). La troisième soutenue par les deux premières : tạo cái thuận, vượt cái ngược (créer les conditions favorables, dépasser les oppositions), ici la contradiction entre les protagonistes n’entrave pas la recherche des solutions dont les conséquences seront les moins destructrices. Tout acte qui condamne l’homme à se fixer, à figer dans son mouvement ne sera pas vivable, donc pas souhaitable, il s’épuise et la vie s’enlise. Agir pour vivre c’est réagir pour mieux avancer, sans subir l’enfoncement dans l’immobilité. Le retrait de Nguyễn Trãi reste aussi dynamique que sa vie active mais stagnait fortement à la cours royale, où les activités de l’intelligence étaient limitées. Savoir se dégager l’inertie dynastique, pour pouvoir à nouveau rencontrer la vie du dehors, pour pouvoir à nouveau aller vers et se lever, c’est de renouer avec les liens nouveaux de la liberté. L’enlisement dans la durée des avantages mandarinaux, est sclérosant et à condition de savoir faire son chemin en dépassant la durée, on échappera à une vie rétrécie. Le propre de la poésie, est de réveiller la vie. La vie n’est pas ennuyeuse parce qu’elle fait culminer les aspirations ; l’écartèlement contre le conformisme, c’est la sagesse qui tente de surpasser l’hypocrisie. Une vie avantageusement, répétitive, avec son confort matériel, n’est ni «une vie éternelle», échappant au temps, ni «la vraie vie» happée par la verticalité spirituelle. Le sage cherche la plénitude non dans un «ailleurs absolu», mais dans une autre vie dont il saisit la totalité dans chaque instant qui s’offre ; vivre la vie sur la terre dans le simple qui fabrique le sens.
Nguyễn Du : individuation comme savoir
Dans son œuvre, un roman versifié (3254 vers) Kiều, Nguyễn Du (1766-1820) [3], entre réflexions, actions et intrigues, remet radicalement en cause des trois doctrines égalitaires de la culture éducative vietnamienne : la rigidité des normes morales confucéennes, l’infaillibilité de l’explication causale bouddhiste, la précaution du non-agir taoïste. Au début de son roman, l’auteur fait ce constat :
Trăm năm trong cõi người ta
Chữ tài chữ mệnh khéo là ghét nhau.
(Dans une vie de cents ans des humains
La lettre talent et la lettre destinée se détestent ouvertement).
Entre le talent, au cœur du monde de la personne et la destinée fixée par la volonté du ciel, la connivence reste impossible, et au cœur de son histoire, l’auteur lance un défi à la loi de la causalité bouddhiste :
Cũng đành nhắm mắt xuôi chân
Cũng xem còn vận xoay vần tới đâu.
(Accepter avec les yeux fermés et les jambes détendues
Vérifier encore une fois comment tourne le cycle du karma).
A la fin du roman, la conclusion s’impose comme bilan définitif hors de toute norme et toute prédestination karmique :
Thiên căn vốn ở lòng ta
Chữ tâm kia mới bằng ba chữ tài
(La racine de la bonté est dans l’âme
La lettre cœur dépasse trois fois la lettre talent).
Dans cette œuvre, l’ensemble de système de valeurs et de croyances est mis à plat au service d’un autre examen plus «tranchant».  Or, ces notions : mệnh, le karma qui dépend de la volonté du ciel ; tâm, le cœur de l’ordre des sentiments et tài, le talent correspondant à la capacité de création des enjeux individualisants, cadrent un bon nombre des visions et des conceptions des Vietnamiens en animant leurs activités spirituelles. Dans cette histoire de Nguyễn Du, on découvre la tragique solitude de  Kiều en pleine nuit qui s’interroge sur son karma en un seul vers, entre insomnie et épuisement après une longue journée auprès des hommes qui cherchent leur plaisir dans la maison close :
 «Một mình mình lại thương mình xót xa »
(Seule avec sone corps, puis compatir son corps, et pitié de son corps).
Pour la première fois dans la poésie vietnamienne, le terme mình (corps) est répété trois fois dans le même vers, or ce terme si fécond, désigne à la fois le corps mais aussi la vie à soi, sa présence et son existence, la matérialité de l’ego mais surtout la conscience immédiate du sujet. Y a-t-il une sagesse conduite par la compassion pour soi allant de pair avec la compréhension immédiate de la situation actuelle de la souffrance ? Il est souhaitable de replacer ce terme mình dans la tentative du sujet de créer : đồng cảm (le partage de la même sensibilité), une sensibilité qui offre  đồng tâm (le partage du même sentiment), un sentiment qui animera  đồng sự (le partage de la même œuvre), une œuvre comprise comme une affaire commune où les humains peuvent avoir la même vision du monde et la même conception des valeurs. Ainsi, ce terme mình enveloppe à lui seul d’autres enjeux. D’abord cốt (l’essence) qui livrera : lõi (le noyau), déterminant pour identifier  nguồn (l’amont), à l’origine de toute chose et définissant à partir de : cội (la source) où se fixe rể (la racine) sur laquelle pousse la vie.   Cette affaire d’identité doit être le commencement de toute définition de la sagesse, il y a certainement une relation étroite entre la singularité du moi et le savoir social. La singularité du moi n'est pas la singularité des données, elle est dans la particularité du moi qui fait la personnalité. Cette personnalité n'est pas seulement un individu dans un espace, un temps, et une société, mais elle donne ici et maintenant une signification à partir de son œuvre d'individuation comme un savoir qui supposerait déjà le moi. Les sentiments sociaux sont nés, eux aussi, entre la conscience sociale et la conscience morale. D’abord, sur le plan humain de la propriété, les choses dans la société sont des choses qui tiennent leur indépendance première du fait qu'elles ne m'appartiennent pas. Elles ne sont pas à moi, mais au rapport avec les hommes de qui elles viennent. Cette évidence des rapports entre moi et les autres ainsi que la compréhension sur le monde de la propriété fait naître la pensée de soi qui sera la conscience sociale dans les relations avec autrui. Or, la conscience morale est dans l'œuvre de la conscience sociale : les soucis de  justice, d'égalité, de liberté ; tous sont réellement présents dans la pensée de chacun qui structure les rapports dans un sens porteur de significations (éthiques ou autres). Entre les sentiments moraux de Nguyễn Du vécus par ses personnages de son roman et les émotions fortes observés chez les lecteurs, il y a certainement un lien : l’être humain s’indigné qu’un être forte puisse profiter d’un être faible, cette émotion est analysée et interprétée au moment même où il l’éprouve. Ce sentiment d’indignation qui envahit émotionnellement l’être vient du fait que l’acte qu’il a observé trahit les principes humains et moraux ; ce sentiment n’a aucun rapport avec d’autres sentiments de peur ou de crainte, de joie ou de bonheur. Plus tard, cette émotion participe à son tour dans le choix, la décision, l’action et le jugement de l’humain, constituant même son système de raisons qui anime sa vision du monde et sa conception de vie. Une telle émotion a sa place non seulement dans la vie morale, mais aussi dans le fondement rationnel de l’humain qui lui indique que ses sentiments moraux ont une composante émotionnelle mais appuyés sur des systèmes de raisons qui clarifie sa dignité. Et, chaque fois que le sentiment d’indignation prend place dans l’émotion, cette émotion s’installe dans la vie sociale comme un détecteur de valeur, source de modification et genèse de transformation des comportements au profit de la morale positive. La profondeur de l’être humain dans la lutte pour sa liberté et son intégrité, la largeur du lien social dans le partage des sentiments moraux, permet à l’humain de renforcer sa hauteur de vue dans ses rapports entre le ciel et la terre. La vie a ainsi un sens intensif, qualitatif, porteuse des valeurs, elle comblela conviction de chacun, s’étend à l’auto-éthique où la contradiction entre mệnh (karma); tâm (cœur) et tài (talent) n’est pas résolue par les modèles explicatifs de la théologie à la philosophie. La sagesse s’affirme plutôt dans son aptitude à vérifier le réel dans l'immédiat. Pourtant, elle ne fixe pas une essence à la vérité, mais la définit comme tissu commun à toutes choses de la diversité au cœur de la vie. Ainsi, le sage ne fixe pas une visée par son regard, il voit d’emblée la pluralité de l’existence, c’est –à-dire la condition de toutes les conditions pour mieux saisir l’horizon de toutes les aspirations. Vivants ici et maintenant ne suffit plus, il faut savoir y accéder, la conscience sur le monde est dans l'œuvre de la conscience sur soi-même.
Nguyễn Công Trứ : lart du décentrement
Lettré mais aussi stratège Nguyễn Công Trứ (1778-1859)[4], pacificateur de la terre du grand sud et fin connaisseur de tous les rouages de l’appareil d’État, propose une largeur donc une autre envergure à la sagesse, une ouverture infinie:
Kho trời chung mà vô tận của riêng mình
(Le trésor du ciel est commun mais infiniment inépuisable pour chacun).
Il veut quitter les affaires de la société en maintenant lucidement la réflexibilité de “s’affairer sans s’affairer”, en utilisant la poésie comme parole publique face au monde social, sans se laisser emporter par les jeux institutionnels, ainsi la sagesse lui offrira la liberté pour mieux maintenir la disponibilité dans ses mouvements. Ici la joie s’accompagne d’une profonde tranquillité :
Yên phận mình, vui đạo trời
(Tranquille avec son sort, gai avec la voie du ciel).
Nguyễn Công Trứ sait créer un monde libre mais lucide pour soi. Toute sa création littéraire soutenue par son art du décentrement, évoque la décontraction, loin des pôles d’attraction du pouvoir, jour après jour plus près de la nature qui lui offre l’inspiration. Une inspiration qui n’oublie pas la place de l’homme dans l’univers, surtout sa responsabilité entre ciel et terre :
Nghìn dặm đường một gánh non sông
(Milles routes, un palanquin, des monts et des fleuves).
La sagesse comme accès à l’étendue du monde pour atteindre la liberté est conçue comme une ouverture infinie, la liberté individuelle se vit comme une progressivité naturelle qui rend complet un destin :
Trời đất cho ta một cái tài
Giắt lưng dành để tháng ngày chơi
Trời che ta đất chở ta
Trời đất sinh ta vốn có chủ ý
(Le ciel et la terre nous donnent leur talent)
Je le porte sur le dos en le jouant sur le temps
Le ciel nous protège, la terre nous porte
Le ciel et la terre qui nous font naître, telle est la force de leur intention).
L’enracinement d’un tel jeu discursif va dans le sens contraire du processus de déclin, car, sincère il affiche pleinement sa force dans la libre circulation sans contrainte de celui qui a choisi fermement la sagesse comme posture humaine les “ pieds sur terre”. La connaissance de soi favorisera la redécouverte des ressources inédites du foncier dans l’infinie propriété céleste, le soi dans la sagesse découvre ses propres sources inépuisables :
« Kho trời chung mà vô tận của mình riêng »
(Le ciel est commun mais infini pour soi-même).
On voit apparaitre la fusion entre propriétés, entre le commun céleste et le particulier dont les frontières s’effacent vivre avec la sagesse c’est s’inscrire dans la suppression des territoires entre l’univers et le soi. Nguyễn Công Trứ reconnaît paradoxalement plusieurs sources de pensée comme autant de transcendances dans une vie. D’abord dans la voie confucéenne et taoïste:
Yên phận mình, vui đạo trời
(Tranquillité dans son propre sort, joie dans la voie céleste).
Puis, sans écarter la connaissance du néant bouddhiste :
Mảnh hình hài không có có không
(Morceau de corps dans le néant puis dans l’être, et l’être retournera au néant).
Ensuite, le sage ne s’étonne face à l’imprévue de la vie :
Xáo trời đất cổ kim kim cổ
(changer le ciel en terre,l’ ancien en nouveau, le nouveau en ancien).
La sagesse se forge à l’intérieur de la vie personnelle comme événement singulier de la vitalité, si le sage sait s’approprier les ressources disponibles de la nature, du monde :
Danh hay trời đất giành cho
Hai kho phong nguyệt nghìn thu hãy còn
(C’est bien ce que le ciel réserve pour moi
Deux trésors du vent et de la lune, inépuisable pour l’éternité)
Ainsi, vivre c’est mettre sa pensée en acte, et la sagesse fait de cette pensée l’actualité de l’intelligence, elle s’enrichit de l’acquisition de connaissances. Le sage refuse  l’effacement du monde, il s’agit pour lui de changer son existence grâce au couple fidèle attitude-aptitude dans la disponibilité pour soi-même jour après jour tout en s’avançant vers une renaissance mentale dans une autre appréhension de la causalité karmique, plus directement observable et plus immédiatement appréciable. Le sage possède certainement : nội công (force en soi), la force vitale qui se cache en soi, et Nguyễn Công Trứ le formule ainsi :
« Nhân lai thiên đường ngộ chí khí
Bất tắc nhân hề bất quy thiên »[5]
(Lực nhân nuôi chí khí
Không thẹn với người, không xấu với trời)[6]
(La force humaine nourrit le souffle de la volonté
Sans honte face à l’homme, sans complexe face au ciel).
En lui-même, il constate l’arrivée de la vieillesse et de la maladie qui montent en puissance et atteint son corps, de jour en jour, et qui sans relâche s’imposent à lui. Sentant sa fin proche, il comprend que c’est le moment de renforcer la plénitude de la sagesse par une nouvelle conscience, que l’échéance de la fin fait surgir. L’évidence de la fin peut être vécue comme passivité, l’esprit se contente alors de ce qui va aller de soi, dans la chronologie routinière du bouddhisme : sinh, bịnh, lão, tử (naissance, maladie, vieillesse, mort), or Nguyễn Công Trứ refuse à sa façon cette linéarité. Dans son poème thói đời (comportement de la vie) il relativise le terme thời (conjoncture) si cher à la définition de  la sagesse, l’assimilant à une ressource de gérer l’adaptabilité d’un sage face à l’imprévu, pour renforcer le sens du terme dignité qui doit prendre une place centrale dans la forteresse de la sagesse :
Vì chữ thời nên phải chịu luồn…
Phải giống sen thời chẳng nhuốm bùn.
(A la cause du terme conjoncture, on doit se glisser vers le bas
Il faut garder la ressemblance avec le lotus pour ne pas se laisser envahir par la boue).
La dignité n’est pas une force arbitraire dans la souplesse de l’adaptation de la sagesse, elle est la justesse même sur laquelle s’ancre la sagesse pour s’interroger. Il faut à la sagesse une hauteur de vue pour permettre l’entendement entre le sage et son monde de chao, dont il tente de surmonter les désordres, mais sans chercher l’assoupissement face aux bouleversements. L’évidence de la sagesse est dans le comportement du sage qui rejette la facilité et le renoncement. Cette évidence va à l’encontre de l’évidence des autres vivants avec leurs propres perceptions (qui font qu’ils ne les pensent plus). L’évidence du sage n’implique pas de déposer des armes éthiques, au contraire c’est une évidence qui se questionne pour faire émerger de nouvelles forces que le sage exploite, pour déloger les mots d’ordre des religions, des idéologies, devenus entre temps déjà des préjugés tenaces comme poussières recouvrant la foncière de la sagesse.
Cao Bá Quát : des ressources pour accéder à la présence du monde
Intellectuel et figure littéraire majeure du Vietnam, il a vécu au XIXème, une période de grands bouleversements sociaux et politiques où l’intelligentsia a dû composer pendant longtemps avec trois logiques événementielles insaisissables : la guerre civile entre les Trinh du nord et les Nguyen du sud, l’arrivée du colonialisme français avec ses ressources techniques, scientifiques mais aussi ses valeurs démocratiques, individualistes, sans oublier le recul de la structure éducative confucéenne traditionnelle et ses concours mandarinaux radicalement remplacés par le nouveau système éducatif occidental. Cao Bá Quát (1885- ?) est plus connu comme un poète subversif que comme un sage face à ce monde en changement, et pourtant les lecteurs peuvent percevoir sa sagesse dans son intelligence de rejetter des préoccupations terrestres qui corrompent  l’âme du peuple, la droiture du lettré :
« Thi chiếu bách hộc Tô Giang thủy
Biển dụ nhân gian tay túc trường »[7]
(Ta thử múc trăm thùng nước ở sông Tô Lịch[8]
Đem rửa lòng trần tục cho khắp nhân gian) [9]
 (Je remplirai par centaine des seaux d’eau  du fleuve Tô Lịch
Et je lave les âmes si terrestres de ce monde).
La sagesse s’oppose à la sainteté, elle se démarque aussi de la contradiction proposée par la philosophie, elle s’éloigne surtout de la transcendance de la théologie, et la sagesse de Cao Bá Quát marque surtout la différenciation foncière du moi : l’égo n’a pas une réelle prise dans la vision du sage. Les animateurs du pouvoir de la dynastie Nguyễn, la dernière du pays, ont certainement tort en voulant donner de Cao Bá Quát une image arrogante, méprisante, non ! Il est ailleurs, entre autonomie de l’esprit et indépendance du jugement, sa sagesse ne se cantonne pas à la neutralité, il parle de la détente -attitude nécessaire du sage- en préconisant avant tout khi tiết (la force de la droiture) :
« Nhàn lai thiện dưỡng ngô chí khí
Bất tạc nhân hề bất qúy thiên”
(Lúc nhàn nuôi dưỡng khí tiết
Không thẹn với người, không xấu với trời)
(Dans la détente, nourrir la force de la droiture
Vivre sans honte avec les hommes, sans mauvaise foi avec le ciel)
La sagesse nourrit sa conviction dans la décontraction mais avec une ferme volonté de se maintenir, le dos droit, sous le ciel, face au monde. Le sage fait preuve de son intelligence dans sa qualité d’écoute, il n’est pas sourd aux désordres du monde, il est bien là, physiquement présent, en chair et en os. Son esprit n’est pas ailleurs, il repousse le nulle part de l’oisif ; il reste éveillé. Il n’y a pas de dualisme entre la présence et l’absence, le sage s’éloigne de l’explication du psychologisme, il ne cherche pas non plus la médiation du moralisme, dans lequel s’enliseront ultérieurement les donneurs de leçons. Jusqu’à la fin de sa vie, Cao Bá Quát ne sera pas reconnu comme sage, lui-même ne souhaitait pas cette image, mais dans son attitude de ne pas se retirer, mais imposer une présence comme une condamnation. Pourtant, en dénonçant les contradictions du système social de son époque aspiré par la vie matériel, le cautionnant la perte du sens des valeurs, il manifeste une réelle sagesse. L’inconsistance de la vie spirituelle n’est pas acceptable, Cao Bá Quát livre sa propre définition dans ses critiques sociales, par son présent poétique comme source et ressources pour accéder à la présence du monde ; la sagesse a sa propre exigence.
Tản Đà : patience face au cycle
Dans une période où le contact entre le Vietnam traditionnel porteur des valeurs confucéennes et l’Occident avec ses valeurs individualiste provoque de profonds bouleversements, Tản Đà (1888-1939), poète d’une grande liberté d’esprit, valorise la décontraction totale dans un monde de convulsions, sa sagesse conçoit tous les existants prospères. Le sage ne réagit pas, car les saisons suivent leur cours ; la sagesse va dans le sens de la dissolution des contradictions. Le sage ne dialogue pas, il s’éloigne sans peine de l'obstination dans les positions fixes. Il y a certainement une pensée de la sagesse qui inscrit l’évolution naturelle  dans la transformation visible de la nature avec toute sa fluidité pour gérer le tout est flux dans un cycle qui s'écoule par des allers-retours, dans le temps qui n’est rien d’autre que celui des preuvres-épreuvres forgeant la matrice des vertus humaines : patience-persévérance-endurance-tenacité, des vertus permettant, selon Tản Đà, de tout vérifier :
 « Nước đi ra biển lại mưa về nguồn »
(L’eau (de l’amont) va à la mer et la pluie (de cette eau) reviendra à la source).
La pluie qui symbolise et organise le cycle des saisons ne peut pas être perçue comme une contrainte climatique mais comme jeu de patience, de là l’homme forge sa vision globale, comme l’exprime le savoir populaire :
Lạy trời mưa xuống
Lấy nước tôi uống
Lấy ruộng tôi cầy
Lấy đầy bát cơm
Lấy rơm đun bếp.
(Prier le ciel pour avoir la pluie
La capter pour arroser les rizières
La prendre pour remplir le bol de riz
S’en servir pour brûler la paille -et faire la cuisine).
De l’eau du ciel au feu domestique, le cycle est là, long mais gérable, il suffit de le suivre en faisant corps avec lui pour bénéficier de ses sources pour fabriquer les ressources pour soi. Cette conception terrestre de la pluie du ciel relève d’une vision de la sagesse pour saisir l’ordre de la nature mais aussi pour se nourrir, la sagesse se définit alors comme l’aptitude de la connaissance humaine à concilier le pragmatisme humain dans son réalisme alimentaire. Une aptitude qui (ré)organise le choc des contraires entre les saisons, entre la pluie et le soleil, entre l’eau et le feu, entre leurs présences et leurs absences dans la nature ; ici le cycle facilite la fluidité, en éliminant toute mise en tension tragique. Cette aptitude résulte d’un savoir-vivre du présent, sans se laisser sombrer dans le manque, en ayant conscience que seule la présence est précieuse, et savoir faire émerger la présence c’est savoir saisir l’occasion, abolir le manque. La sagesse ne laisse plus la présence être contaminée par le manque. En annulant le manque, le sage n’entrera plus dans des jeux de forces antagonistes, il est là pour faciliter le renouvellement continuel, pour mieux dégager l’horizon du pensable :
 «Sinh tồn góp mãi trong vòng đất»
(Naissance et existence contribuent sans cesse au cycle de la terre).
L’essentiel est au rendez-vous, l’effort à contribuer pour accéder au cycle de la vie en déployant la joie de vivre est là, le monde n’est plus un ensemble de percées soudaines de manques qui exigent des hommes des efforts surhumains -donc artificiels-, le sage livre une double réponse : l’attention, oui ! Mais pas d’acharnement inutile. Dans son poème en 1931 Canh đêm nhà ẩn sĩ (En pleine nuit à la maison du lettré en retrait), le poète met en balance l’ennui et le souci en proposant leur fusion pour mieux les surmonter, pour mieux vivre :
 « Đời chưa đáng chán ai ơi
Chán thời chưa chán, lo thời cứ lo »
(La vie on ne s’ennuie pas encore
On ne s’ennuie pas non plus de la conjoncture, le souci est là mais sans inquiétude).
La sagesse exige l’élimination du scepticisme, le rejet du relativisme, son raisonnement reste souple, sa solution est dans le sans-modèle mais le sage ne quitte jamais le réel, il détient le global et il maitrise la synthèse. Il faut savoir laisser se développer la problématique temporelle pour mieux construire de nouvelles perspectives existentielles en essayant de chercher l’existence humaine aussi à l’intérieur de l’humain, entre se souvenir du passé et savoir attendre le futur, dans un présent attentif à être là, l’attention comme force de la compréhensibilité.
Nguyễn Bính : le plein du partir
Figure majeure de la poésie contemporaine du Vietnam, ce poète (1919-1966) est un de ceux qui a le plus grand impact sur le public par la simplicité de son langage poétique si proches de la langue du peuple dont la musicalité harmonieuse et l’esthétique de l’imagerie s’incorpore parfaitement au monde rural vietnamien. La poésie de Nguyễn Bính est également marquée par la liberté du voyage, et il laisse d’ailleurs un héritage à part dans un genre lãng du (voyage) pris ici dans le sens du vagabondage et auquel le poète s’auto-identifie : lãng tử (voyageur au gré du temps) :
 « Sống là sống để mà đi
Con tàu bạn hữu, chuyến xe nhân tình »
(Vivre comme vivre pour partir
Train des amis, cars de l’amour humain).
Il se démarque de l’image du sage qui “ne bouge pas”, du non-agir taoïste, au surplace, au contraire l’enchainement des voyages, la multiplicité des trajets, le prolongement des parcours dans : vô định  (sans direction fixe) qui nourrit vô chủ ý (sans idée fixe) anime le déplacement vif lữ thứ (voyageur toujours prêt à repartir). Partir ne peut se concevoir que par le contraire de l’immobilité, sans rien chercher derrière soi; même si on atteint sa destination, on se projette toujours devant soi. Si l’on se refuse d’aller devant soi, on perdra le bref, l’immédiat du vivre, le «découvrir» dans l’«évoluer» , mais évoluer à son aise, pour l’ « étendre » du « partir », sans destination fixe entre l’indécision des horizons, au gré du temps mais aussi des espaces qui ne cernent plus l’homme. Voyager pour ne pas se laisser absorber par le monde social mais aussi par le monde de ses origines, aller toujours plus loin pour ne pas être submergé les normes et les routines d’un lieu. Il faut apprendre à s’évader monde établi par les anciens, par les proches, pour pouvoir apparaître autrement, pour voyager comme une capacité à se détacher, d’une façon ou d’une autre, et de s’immerger dans d’autres horizons, pour mieux cerner d’autres visions du monde, donc d’autres conceptions de vie, enfin d’autres accès à la liberté. La vraie vie se construit en mouvement. Il y a toujours un fond dans le regard vers les horizons, c’est une plénitude de s’avancer et de ne rien laisser dédoubler et sans attendre l’espérance d’une autre vie. Voyager de tout temps, pour vivre en tout lieu, il y a une voix anonyme à l’intérieur de cette liberté, qui souffle que le partir fait apparaître la vérité, enlève la contradiction sur l’énigme de la liberté, se noue donc en intrigue, il faut aller loin pour chercher la liberté. Oui ! La sagesse se voit aussi au loin pour dévoiler la vie, sans la laisser désespérément plate, son œuvre s’affirme d’autant mieux dans les voyages qu’elle évite de sombrer dans une complète détermination à la tranquillité immobiliste. Le jaillissement du départ reste en amont d’une actualisation de la liberté de voyager qui maintient la sagesse en vie. S’immobiliser dans une certaine attitude, se contenter du surplace, pour reposer son identité, en figeant sa particularité, est une sagesse sans horizons, car elle est incapable de creuser ses visions, d’approfondir ses découvertes. Elle est dans l’absence du «plein», en se limitant dans ses questionnements, en se livrant à sa faim insatiable, elle est incapable de faire l’éloge d’une vie sans frein, elle ne répond pas la question sur la plénitude de la vie, son aboutissement reste impossible en soi par le manque à voyager, c’est-à-dire à vivre. La plénitude de la vie exige le renouvellement de la vie que l’homme remplit par ses nouvelles connaissances, donc par ses quêtes d’horizons. Cet élargissement du regard signifie non seulement la possibilité d’échapper au surplace, il est aussi la conviction de la liberté convoitée contre l’être borné qui se contente d’une vie enchaînée par ses propres seuils, incapable de franchir ses propres limites et d’être en vie pleinement à l’intérieur de sa propre vie. Partir, ce n’est pas mettre en perspective mais effective une attention pleine pour constituer un présent comble, une attention pour ne pas reporter la vie dans une autre croyance, dans une autre (méta)physique. En revanche, en tant qu’action et s’inscrivant d’emblée dans un mouvement, ce partir dresse un barrage contre le cours hémorragique du temps. Si la sagesse refuse le surplace, le sage s’ancre dans le présent. Un présent qui se creuse en profondeur, s’avance en largeur et ne s’évapore pas dans son immobilité. La sagesse peut se construire dans son ordre extensif des horizons, mais également l’ordre intensif de la vie où le cognitif sera l’actif. Cette part active est dans le maintenant des rencontres, donc des découvertes, sa visée se multiplie, actif pour partir : une résolution à déployer l’actif de la vie dans sa part la plus inédite.
Thâm Tâm : un ailleurs du vital
Une autre figure de la poésie contemporaine et ami de Nguyễn Bính, Thâm Tâm, va encore plus loin dans le plein du partir, la vocation de la poésie n’est pas uniquement dans une parole de connivence sur le lieu natal, elle doit conduire le poète vers un ailleurs. Le vrai jeu d’entente de la poésie s’inscrit dans le lointain, et en déployant un champ d’échos inédit, la parole de la poésie trouve sa connivence dans l’inconnu. La poésie force, en somme, des ouvertures inconnues et poussent l’humain à quitter la répétition de ses pas su r le lieu du natif, en se détachant du lieu de naissance, elle prend en main le poète vers l’essor de la connaissance en introduisant  la vibration entièrement neuve du partir. Dans son poème Lưu biệt (Permanent adieu), c’est l’appel de l’infini qui fait la différence avec l’étroitesse du surplace :
« Đất trời rộng quá, tôi không chịu
Cắm chặt sông đây một cánh bè »
(La terre, le ciel infiniment large, je n’accepte pas
(d’attacher sur ce fleuve un radeau).
La sagesse doit choisir l’infiniment large que les Vietnamiens qualifient de vô lượng (l’infiniment inquantifiable), et le défi sera de vivre à l’unisson avec cet infiniment, c’est-à-dire voir le monde dans son essor permanent. Savoir, c’est  explorer, s’aventurer par la vibration d’un Dehors étranger, en sachant refermer son Dedans natif, en acceptant parfois de refouler son propre attachement à sa terre natale, à quitter l’immanence de son actif, et chercher le vital émergé de l’horizon inconnu, souvent insensé. Partir c’est tirer le tout possible vers soi, et il faut que ce tout possible soit la source de toute motivation du voyageur pour accéder à cet immédiat de la vie. Le partir-vivre devient la voie de la captation du lointain, de l’inconnu, de l’inédit. L’ordre de la morale concernant la fidélité du descendant envers ses ancêtres ne pèse plus dans la décision de s’en aller de chacun, qu’il n’y a plus de «valeurs natives» dans le bilan de réussite ou d’échec du voyage. La sagesse ne laisse pas le sage seul à supporter son monde immobile, elle déploie son intelligence dans la persistance d’un horizon désiré, son principe d’aise lui offrira le plaisir de l’air du temps dans un dispositif permettant de pouvoir jouir intensément en élargissant le regard dans ce partir-vivre. Le monde nous délivre le désir de la liberté, son principe de réalité nous dit que le positif est à prendre à l’extérieur. Notre satisfaction, entre gares et routes, est la constitution réelle de la liberté convoitée, le désir est à arracher, mais la sagesse l’accompagne, au rendez-vous avec le lointain, pour dresser des horizons nouveaux contre le repos passif, en instaurant le contraste inédit face à notre surplace indéniable mais déjà déracinable. Le dépassement contre l’immobilité forgera un nouveau genre dans le jugement réfléchissant dans la pensée de la vie, s’étendant de l’entendement du vivre au règne des vocations du partir, l’homme alors prêt au départ. Ici, le vécu des anciens n’est qu’une partie de la vie à découvrir, Car la vraie vie semble loin de la théorie des ancêtres, extérieure au concept natal qui fabrique la théorie du natif, c’est l’horizon qui participera à la nouvelle architecture de la vie.
Thế Lữ : l’ancien à l’arrière
Car partir, comme mouvement nécessaire de la vie, c’est passer d’un monde à un autre, se détacher du soi natif, ou échapper au soi natal; c’est donc quitter, de ce fait, l’obligation des origines, partir c’est vivre un ailleurs absolu. Thế Lữ, une figure forte de la poésie contemporaine du Vietnam dans la mouvance des poètes de ce champ du partir propose une autre approche, un rééquilibrage en pensant la vie entre deux pôles : le premier, le voyage à la découverte, se décante dans le second, le calme du repos, les deux offre une unité pour se tenir soi-même face au monde. Il refuse la scission entre le voyage et le surplace. Dans son poème Ý  thơ (Idée poétique), la combinaison entre ces deux livre l’individualité comme le soi ouvert face au divers, l’autonomie personnelle jouit dans la pluralité du monde, le singulier reste lucide dans un pluriel qui varie sans cesse :
« Bình tĩnh lại bao nỗi lòng huyên náo….
Ghi dấu vết giữa tháng năm thay đổi
Để ngàn sau nói lại với ngàn xưa… ».
(Revenir au calme les âmes secouées …
Souligner les traces des mois, des années dans le changement
L’après reparle à l’ancien ».
De l’ancien à l’arrière, la culture vietnamienne désigne par sau (après, arrière, derrière), ce qui est là derrière soi, dans l’espace qui sera celui de l’après, dans une chronologie où prennent place les enfants, les descendants, les cadets… toujours en bas de l’échelle du temps familial. Or, en haut de cette hiérarchie se positionnent les ancêtres, les anciens, les ainés… symbolisés par le terme trước (devant). Anomalie linguistique ou la singularité anthropologique ? Pourquoi les ancêtres sont-ils toujours devant soi, alors qu’ils sont déjà morts, qu’ils ne sont plus dans ce monde. Ce sont eux pourtant qui orientent le regard de leurs descendants vers l’horizon, ils sont au rendez-vous pour tout projet d’avenir, ils sont le centre du futur convoité. Il n’y a finalement pas d’opposition entre trước (devant) et sau (arrière), mais un ordre harmonieux dans le déroulement normal du temps où le devant d’ancestralité guide l’arrière des descendants. La contradiction entre les deux n’existe pas, il est normal que les anciens soient bien devant nous pour nous orienter. Dans la culture vietnamienne, la sagesse se définit dans tổng kết (l’aptitude de synthèse) entre ces deux termes : xưa (ancien) et sau (après). L’ancien conseille le nouveau, et le sage sera celui qui semblera capable de développer thống hợp (l’aptitude à créer l’union) entre les deux dans l’unité du temps du mouvement de la vie. Ce qui fait que la vie est la vie, dans sa continuité  c’est que ces deux termes ne crée aucun blocage, l’un va pour le bien de l’autre; ainsi le soi autonome se reconnait dans son autre ancien qui est déjà devant lui. Leur union dans l’unité évite toute scission, le mouvement de la vie se développe dans l’ordre, non dans le désordre, la fluidité est déjà en place sans entrave. Ils traversent ensemble les difficultés de la vie, sans que l’un se révèle comme contraire de l’autre; ils ne se renversent pas, mais deviennent tous deux le mouvement inhérent de la vie. Partir-vivre c’est savoir saisir le déploiement comme promotion entre générations, entre anciens et descendants, mais aussi comme dépassement de l’homme entre découvertes. Partir vers un ailleurs et vivre autrement constitue à l’extérieur, déjà, un procès à engager, il est de l’ordre du plan de la continuité de la vie mais aussi de l’activité proprement humaine, qui ne s’affirme qu’en se lançant vers un ailleurs. La vie humaine ne se limite point à l’existence naturelle sur son lieu de naissance, elle est en mesure de s’engager par sa capacité à ne pas reposer en soi, à dépasser luỷ tre làng (la haie de bambou du village) qui symbolise la limite entre le connu et l’inconnu, la frontière entre le natif et l’ailleurs. Une vie à vivre est celle qui consiste à se projeter dans l’inconnu, à émerger dans le lointain, sans rupture avec son monde ancien.
Đinh Hùng: libérer la vitalité de son ornière
L’homme sera celui qui est contraint de se surpasser, de se libérer de sa terre en franchissant l’illusion du monde harmonieux des anciens, de ne renoncer à aucun horizon, Đinh Hùng, poète de l’école dite du pessimisme au XXème siècle, se méfie de l’errance vers des horizons lointains, car il a payé lui-même chèrement le prix de son exil permanent. Chez lui, la sagesse apparait plutôt ici comme une lucidité contre la perte de repère dans le chao du monde sur des terres étrangères. Dans son poème Thoát duyên trần cấu (se libérer de la cause humaine) l’expérience à la recherche de la sagesse semble porter le seau du tragique :
 «Nghìn năm chưa thoát cơn mê hoang
Ta thác sinh vào chốn hải đăng.
Hỡi bao quần đảo vừa ly tán ?
Trần tục là đâu ? Hỡi đất bằng… »
(Des milliers d’années déjà sans pouvoir échapper au cauchemar de l’errance
Je meurs dans l’univers des phares
Avec l’archipel qui s’écarte en séparation ?
Le monde humain où est-il ? Tragique cette terre plate).
Il est souvent de bon ton de définir la sagesse par sa neutralité dans le jugement, et certains sages se permettent même d’être indifférents face à la souffrance de leurs semblables, Đinh Hùng rejette cette attitude neutre, ce comportement froid, il estime que la sagesse, si elle existe vraiment, doit s’engager dans le jeu du bilan en examinant en profondeur ces termes : nghìn năm (des milliers d’année) qui ne sont que mê hoang (le cauchemar d’errance) pour lui, l’illusion ; puis hải đăng (des phares) qui signalent thác sinh (mourir après avoir vécu) symbolisé par l’image de quần đảo (l’archipel) comme le réel même de ly tán (la séparation). Le tragique du poète après d’une vie d’exil dans des horizons inconnus, c’est la découverte que  trần tục (le monde humain) demeure dans cái vắng (l’absence), le desert des humains dans đất bằng (terre plate) n’est rien d’autre que cái không (le néant). La sagesse ne peut se définir sans les  connaissances sur ces possibles de l’absence, ce probable du néant, de là on peut parler de «se promouvoir à partir de soi», c’est-à-dire de sa propre capacité à défier l’absence, le néant. Moins on accepte ses racines, plus il faut s’inventer des exigences qu’on se donne à soi-même sur cette conscience du vide de l’univers, sans ses proches. Encore faut-il comprendre qu’une telle conscience se pense à l’envers du désir de partir, la capacité d’aller se vit comme la force de se découvrir soi-même, elle doit faire sortir la vitalité de l’ornière pour la pousser à transgresser sa propre frontière, en sublimant le mérite du courage de l’humain solitaire qui peut dépasser le monde de ses proches. Or, ce qui menace aussi l’homme c’est qu’il se lit comme un être ordinaire, sans expérience singulière du partir, le surplace génère l’angoisse d’une vie qui ne serait qu’immobilité négative. La volonté d’aller au-delà ou en dehors de luỷ tre làng (la haie de bambou de son  village) propre aux descendants semble inclut dans le mouvement de l’être-là dans l’inconnu de l’homme. L’exil fabrique sa propre subjectivité en maintenant l’homme précisément dans ce jeu d’aventure. Ainsi partir s’inscrit dans le «vers l’inconnu» comme une ouverture à travers laquelle l’homme tente d’approcher son ailleurs, son lointain, en acceptant le prix de l’absence, du néant au milieu du monde. Une telle connaissance se détache du natal. Elle se désolidarise de la proximité, il s’agit d’un savoir immédiat, qui se maintient dans l’intimité. Le contraire du partir est rester, s’immobiliser, car partir dépasse le natal, et le natif, déjà inerte, rend indifférentes les traditions instaurées par les anciens et  projette l’homme dans un temps nouveau  supposant un autre mode d’intelligence qui se tisse au fil des jours nouveaux dans le lointain du natal, dans l’inconnu du natif. Penser un lieu inédit comme une connaissance nouvelle permet à l’homme de s’intégrer dans un nouveau savoir sur un milieu étranger, sans s’abstraire d’un horizon, sans s’extraire d’un inconnu, sans détacher le soi du monde, mais surtout sans oublier la double énigme dans l’équation de la découverte : l’absence et le néant. La langue vietnamienne présente une autre étrangeté dans son jeu sémantique : l’horizon se dit chân trời (le pied du ciel), étrange appellation car le point le plus lointain où se porte le regard humain n’est que la partie la plus basse du corps du ciel qui n’est rien d’autre que la régulation de l’ordre terrestre, et au bout du compte cet horizon n’est pas vraiment l’aventure.
Tế Hanh : la dé-saturation du surplace
Le contraire de l’essor du partir vers un ailleurs inconnu pour parvenir à l’élargissement de la condition humaine  l’immobilité complètement offerte par la disposition native du surplace. Elle se manifeste comme une évidence solide de la proximité, tantôt saturant,  tantôt stagnant qui pousse l’homme à regarder ailleurs, mais perdant de vue sur la vitalité de sa racine. Cette immobilité n’offrant plus de biais, effaçant l’entourage devenu lointain, se stérilise, la finitude étouffe la découverte. Or, Tế Hanh, poète de la douceur natale dans la poésie contemporaine du Vietnam suggère le renouvellement du regard : regarder au fond du ciel toute en surplace pour voir autrement l’univers terrestre. On retrouve ici le regard vif de V.Hugo : «La mer était étale, mais le reflux commençait à se faire sentir». Savoir sentir le mouvement presqu’invisible pour que le regard commence à saisir le mouvement de l’univers,  un regard qui opère l’évidence de la vie qui émerge, la sagesse s’inscrit sans peine dans ce renouvellement du monde, dans le calme :
« Trời rộng phơi màu xanh mới tinh…
Lần lượt bao nhiêu ý mê đời…
Thân buông tín cẩn trong tươi mát…
Chân bước khoan thai giữa biếc hương… »
(Le ciel expose sa couleur verte entièrement neuve…
Le déchainement des idées dans l’amour pour la vie…
Le corps se détend fraichement dans le respect…
Les pieds avancent dans la décontraction au milieu des parfums…)
Le ciel est grand, les couleurs sont neuves, les idées poétiques aiment la vie, le corps est détendu mais dans le respect du monde qui évolue au gré des pas décontractés du poète, le calme est bien là comme sens et preuve. Le renouvellement du monde s’opère, sortant de son évidence, il apparaît aux hommes sans leur imposer des aventures hasardeuses. Car, autours de soi, il suffit d’orienter son regard en haut puis en bas et la dé-saturation du surplace sera au rendez-vous, la détermination native offrira l’ouverture à partir du natal, la présence du lieu s’éclairera, se donnera comme autant de découvertes. Vivre sur son lieu natal, c’est opérer des variations dans l’accompagnement de l’univers, ces variations sont autant d’explorations, parfaitement réelles, dans l’intelligence du regard qui sait cueillir les fruits selon les saisons, aucun jour ne se ressemble, l’univers possède correctement l’art de variation, la confiance de soi s’instaure en soi. L’essentiel est de faire ressortir ce qui change, par une transformation réelle mais aussi par un mystère évolutif, l’intelligence de l’usage est dans la formule : le temps précieux du présent. La beauté de l’univers s’installe à l’aise dans l’amour du natif, on la regarde, en l’appréciant, en la savourant, en faisant couple avec cette beauté, la jouissance sera réelle, et la sagesse doit être là aussi pour recueillir puis féconder sa raison d’être.
Xuân Diệu : le chemin d’accès privilégié à l’immédiat
La poésie met en œuvre la parole immédiate dans sa connexion avec la sagesse sans le détour de la médiation, elle impose un ici et un maintenant avec l’achèvement de sa conclusion et son effet direct sur l’ordre de la vie, chaque vers porte en soi sa plénitude et s’éloigne d’un simple discours rimé, la poésie reste ainsi un chemin d’accès privilégié à l’immédiat et sa clarté rester irremplaçable. Xuân Diệu, prince des passions amoureuses de la poésie vietnamienne du XXème siècle prend souvent l’engagement du désir pour « dévisager » la sagesse. Son défie met chaque être engagé face à une épreuve de choix entre la passion de l’amour et le calme de la sagesse :
« Ta theo gió mạnh, gió nhanh
Gió hung dữ, gió sát sanh, gió cuồng »
(Je suis le vent fort, le vent rapide
Le vent méchant, le vent tuant, le vent fou).
A peine la passion se dessine-t-elle, entre suivre et accompagner, qu’elle déborde aussitôt, d’un coup, sur un désir complet, auquel on ne peut rien ajouter, où le manque n’est pas possible ; la retenue de la sagesse peut créer la fissure, il faut laisser cette plénitude  trouver son chemin. Il faut un chemin comme accès pour réaliser cette autoréalisation de la présence, et l’immédiat de l’engagement émerge du fond de notre désir, la séparation entre moi et  monde s’évapore. La double devise d’A. Rimbaud apparait intégralement dans ce jeu de sens libre : « Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre », et « Je trafique dans l’inconnu ». Reprenons la démarche explicative de la sagesse. Elle est la médiation la plus lucide entre les engagements les plus variées et la diversité des sources vitales compte sur elle pour se maintenir dans un équilibre global, la vérité n’est pas unique et porteuse d’un seule nature. Enfin, la sagesse exige du sage des expériences directes et immédiates dans la transformation de la vie, Xuân Diệu vit pleinement ces expériences. Le sage possède ainsi plusieurs conceptions sur la vie et s’installe ainsi dans plusieurs visions du monde qui lui permettent une pluralité d’examens sur la réalité. Xuân Diệu propose un auto-examen en engageant sa propre vie dans cette épreuve, en vivant à fond tous les événements les plus imprévisibles, comme le vent avec ses mouvements mais aussi ses désordres, car d’un terme à l’autre, la réalité échappe à elle-même, se désappropriant l’une pour se réapproprier l’autre. La typologie des vents de Xuân Diệu se transforme sans cesse, révélant ainsi une impropriété qui n’est rien d’autre que le procès même de la vie, par lequel l’ordre et le désordre cohabitent puis s’interpénètrent, se dé-coïncidant constamment d’elle-même, dans une vie qui ne cesse d’avancer, de se renouveller. La réalité suivante dépasse la précédente, en enchainant à la fois dans l’ordre (la régulation)  mais aussi le désordre (le chao), Xuân Diệu écarte toute détermination sur le définitif, sur la constance, sur l’éternel ; il ne faut pas isoler les événements pour ne pas étouffer leur enchainement.
Thanh Nam : se dédoubler aux extrémités
L’écrivain Thanh Nam, en exil depuis 1975 aux États-Unis, décide d’abandonner la prose pour la poésie. Atteint d’un cancer, il lutte quotidiennement contre la maladie qui le rapproche jour après jours de la mort qu’il appelle l’univers froid :
«Cuộc chiến trần gian dù thắng bại
Đường về cõi lạnh giống nhau thôi »
(La guerre de cette vie fait des gagnants et des perdants
Mais la route du retour à l’univers froid est identique pour tous).
Cet appel à la réflexion est pluriel : l’éphémère de la vie, la nécessité de la réconciliation nationale après une longue guerre (1954-1975), mais surtout le partage, malgré soi, de la même route vers un univers probablement froid, la mort. Le passage à la mort est pensé en liaison avec les difficultés extrêmes pour récupérer l’intensité de la vie en termes de chaleur des relations. Cet univers est celui de la corruption des liens, l’essence de la vie face à la mort est vécue comme une chute négative, définitive, capable de congeler tout mouvement. Le feu de la vie sera absent ou s’éteindra dans ce monde sombre, comme le disent les Vietnamiens : tắt lửa lòng (le feu d’âme éteint), et le sentiment, l’émotion, l’amour deviendront ainsi peu à peu impossibles. En exil, Thanh Nam propose une lecture de la sagesse où la lucidité va au-delà du bilan qu’il s’agit de succès ou de défaite, en anticipant sa propre mort pour mieux vivre dans la sérénité, en saisissant mieux le tragique pour mieux apprécier le viable. Or le juste milieu de la sagesse semble être dans sa façon de se dédoubler aux extrémités entre gain et perte, en n'inclinant ni vers l'un ni vers l'autre. Il faut donc savoir enrayer l’enchaînement sans fin de ces extrémités entre l’échec et la réussite, d’où se surgit intarissablement la souffrance, et où les existences se renouvellent dans la contradiction en défaisant les liens et les attaches à la vie. La sagesse sera au rendez-vous pour faire apparaître le vide inhérent au monde, on réalise soudain l’équivalence foncière de ces opposés de « cette vie faisant des gagnants et des perdants », et les hommes s’enferment dans leurs guerres. Si la sagesse existe, elle doit nous aider à sortir de cette dualité pour nous éveiller face aux postures éphémères du gain et de la perte. Savoir saisir la vie dans l’immédiat, en fabriquant sa propre conscience d’ici et maintenant pour être un accès à la méditation afin d’écarter les effets troubles du succès et de la défaite venant de la fonction discriminante de l’idéologique et de son langage. Cette sagesse doit faire surgir cet enseignement du dépassement des conflits d’intérêt en ouvrant pour nous une brèche au sein de cette illusion du gain à la perte, en éveillant notre réflexion à partir de l’appel à la réactivité pour retrouver la spontanéité du vivre qui dépasse l’enchaînement causaliste de la réussite à l’échec imposé par les champs idéologiques. Retrouver la plénitude, au quotidien, se comporter dans le simple qui sait donner le sens à la vie contre tout artifice du succès, mais aussi contre tout tragique de la défaite dans l’élimination des affaires entre gains et pertes, sans faire obstruction à l’essor de la vie, c’est l’aptitude de vivre une vie sans adversaire, ni ennemi. Cette aptitude de vivre, de plus en plus ouverte, dans un monde sans bataille, ni guerre, définit l’intelligence de la sagesse comme ressources capables d’éliminer les tensions, les conflits, les rivalités, en offrant à l’homme de nouveaux horizons du viable, en lui suggérant de les accumuler dans son regard et dans son jugement face à la concurrence artificielle, à la compétition périssable qui entravent la fluidité de la vie. Ce monde d’ici et maintenant s’ouvre, élimine les aléas des challenges, pour arriver à une éthique permettant de dépasser aussitôt les normes de la morale sociale; plus besoin de «se mesurer» avec les autres ou contre le monde. Il est alors possible d’investir sur une autre ressource dans un monde sans pression du gain, en liquidant toute illusion de l’enchaînement entre gain et perte, le tragique est évacué  nous laissant accoster sur un monde sans convulsion. En respectant les interactions ouvertes de ce monde, le concret ne fait plus barrage ; l’étiquette du succès s’estompe, la désignation de l’échec s’élimine.  Si on parvient à déjouer l’opposition entre gain et perte, à ne pas dire du bien de la réussite, à ne pas dénoncer la défaite; à ne plus laisser intervenir les normes, les codes, les règles, les critères du challenge, la sagesse nous dira alors que : «Rien n’y manque à la vie ». L’homme se saisissant, du monde se rend disponible. Ne plus donner de valeurs compétitives à la parole, ne plus forger de notations par la sélection qui tôt ou tard devient exclusion, ainsi que tous humains sans discrimination seront saisis, sans être pris au piège du classement. Il faut laisser le neuf du monde s’avancer, devant soi, il faut faire en sorte que chacun soit potentiellement le capital de l’autre, il faut s’approcher sans relâche l’autre pour cultiver le don d’hôte de son monde et demeurer toujours apte à frayer dans l’horizon.
Cao Tần : la liberté de réincarnation
Comme Thanh Nam, l’écrivain Lê Tất Điều, en exil depuis 1975 aux Etats-Unis suite à la chute du régime nationaliste du Sud face au Nord communiste vainqueur, décide d’abandonner la prose pour la poésie en se donnant un nouveau pseudonyme : Cao Tần. Mais il a choisi une toute autre voie que Thanh Nam, ici le tragique de la perte conduisant à l’exil doit être traité avec légèreté sur le fond réconciliant de la sagesse. Alors que les autres réfugiés vietnamiens nourrissant encore haine et rancune contre le nouveau régime révolutionnaire et totalitaire, cause principale de leur exil et d’une réconciliation nationale impossible,  Cao Tần pratique la retraite joueuse :
«Trên núi cao ta biết rành một chỗ
Có ngọn tre xanh, có cội thông già
Ngồi dưới đấy ta sẽ thành Trang T
Hồn nhẹ tênh theo bướm lượn chiều tà »
(Sur cette haute montagne je connais bien un endroit
Avec le bambou vert, avec le pin âgé
S’y assoir je deviens (Zhang Zi) Trang Tử
L’âme si légère en suivant la danse des papillons au crépuscule).
Après 1975, ses compatriotes réfugiés dans le monde occidental vivent la ruine de l’âme, ils se dispersent sur un monde étranger sur lequel ils n’ont aucune prise pour un projet de vie durable. Tristes ces réfugiés sont profondément pessimistes, certains sont devenus de véritables âmes errantes. Cao Tần a recours à la légèreté de la sagesse pour consoler ses compatriotes. Pour lui, l’exil doit être incorporé dans le « karma vietnamien moderne » :
 Ba mươi năm trước làm thằng nhỏ di cư,
Ba mươi năm sau làm nhà thơ di tản.
(Trente ans auparavant j’étais un enfant émigré
Trente ans après je suis poète réfugié).
Trente ans auparavant, c’est en 1954 lors de l’exode des Vietnamiens du nord suite à la victoire du Viet Minh, mouvement patriotique dirigé par des révolutionnaires communistes, et ce sont ces mêmes communistes qui sont à l’origine de l’exil des réfugiés vietnamiens en 1975, trente ans après. Face à la tragédie du déracinement sans repos, le sage se mêle à ses semblables sans panique, ni colère, il suggère parfois que la vie en exil reste une source vitale capapble de faire avancer ses compatriotes réfugiés, la liberté  reste son choix premier :
« Nếu sau có đổi kiếp người
Thì ta vẫn cứ ra khơi như thường
Vật vờ vượt sóng trùng dương
Kiếm đời di tản nghin cơn nhục nhằn
Sau này tính chuyện trăm năm
May ra lời được cái thân lưu bồng »
(Si un jour il y avait la réincarnation
Je choisirais de partir normalement en mer
Errant sur les vagues de l’océan
S’il y avait un autre examen de mon karma
Par chance je gagnerais un corps de vagabond).
Réaliser d’emblée le bilan du karma exilé par un action libre, mettre volontairement en route ce karma avant même la renaissance et la réincarnation dans un processus de longue durée, c’est grandir dans l’art d’être soi-même, c’est se placer d’emblée dans un processus de la maturation intégrale de la vie. Il ne faut pas que ce processus soit renversé par un totalitarisme, il faut donc se placer soi-même au-delà de toute logique idéologique, en sachant surtout ménager le champ de son existence dans une maturation réflexive, porteuse d’horizons sereinement libres, la liberté sera d’autant mieux implantée, car plus préparée; l’événementiel qui nous implique dans ses jeux situationnels pesant. Cette intelligence fondamentalement libre pour toujours, malgré tous les cycles de réincarnation vécus par les croyants bouddhistes comme presqu’interminable, est une intelligence qui affirme l’idée que l’existence de l’homme ne dépend que de lui-même, qu’il ne laisse pas enfermé dans le carcan de la reproduction des destins quelle que soit l’étendue passé-présent-avenir. La détermination de la liberté coïncide avec la vie qui trouve son départ dans la longue durée librement ouverte et signifiante, dans un processus de valeurs crues et choisies. Puisque la vie est processus, l’homme sage doit donner à cette pensée de la processivité son sens de la valeur élaborée à partir de la liberté, pour s’éloigner enfin de la pression événementielle, de la guerre à l’exil, du déracinement à l’acculturation, en donnant le sens (libre) à l’homme exilé.
Thích Nhất Hạnh : la vie présence-présente 
Vénérable qui a une forte influence au Vietnam et dans le monde bouddhiste mondial, Thích Nhất Hạnh reste un connaisseur redoutable de la littérature vietnamienne, un essayiste et un écrivain, il est aussi le seul théoricien du monde des moines vietnamiens face aux vicissitudes contemporaines. En pleine guerre américaine et sur sa route d’exil à la recherche de la paix pour son pays, il médite sur ce qui peut être appelé la présence-présent. Dans son ouvrage Đường xưa mây trắng, theo gót chân Bụt (l’ancienne route du nuage blanc, suivre les pas du Bouddha), il observait :
 « ….Sự sống chỉ có mặt trong giây phút hiện tại. Nhưng tâm ta ít khi chịu ẩn trú trong giây phút hiện tại… Tâm ta hay ưa trở về quá khứ vọng đến tương lai. Ta cứ tưởng ta là ta, nhưng quả thực ta chưa hề thực sự tiếp xúc với ta. Chỉ có một phương cách duy nhất để tiếp xúc với sự sống hiện thực : đó là sự trở về với giây phút hiện tại… ».
(La vie se présente seule dans la minute présente. Mais notre esprit veut rarement s’y loger… Notre sentiment désire retourner au passé puis s’engager vers le futur. Nous nous persuadons que nous sommes nous-mêmes, mais à vrai dire nous ne nous rencontrons jamais. Il y a une seule approche pour vivre avec la vie présence-présent : c’est le retour à la minute présence-présent …).
S’il y a une sagesse, elle doit être dépourvue du moi, elle  n'est pas dans le scepticisme, ni dans le relativisme, elle sera un fil invisible continu qui saisit le réel présence-présent. L’aptitude à s’approcher de cette présence-présent puis de s’y installer transforme minh triết (la sagesse) en minh hiển (la sagesse de clarté) qui examine la réalité par sa totale présence, en cherchant à tirer parti de l’absence à traverser pour faire émerger du présent. La méditation surgit comme une évidence qui donne accès à l’éveil qui se déploie dans la présence. Ils font travailler le présent, en même temps que cette présence-présent fait communiquer à l’intérieur de l’homme les divers mouvements de l’univers. Elle sera la jonction entre la présence de  soi et le présent du monde, chaque minute, porteuse de senteur ou de saveur, s’identifiera tour à tour pour révéler le réel, elle rend le monde à son essor et fait se lever l’humain. Quelle que soit  immédiateté qui se présente, rien ne peut miner par la scission ce réel, soutenu par le long travail de l’éveil. L’immédiat où vivre doit être plein -du départ au résultat- , il n’y a plus de décalage entre la méditation et la médiation, l’homme voit à la fois le singulier et le concret de chaque chose. Le travail de médiation repéré entre l’homme et le monde se déploie sans l’artifice du langage, il est le chemin par lequel se conquiert la conscience pour aboutir à l’adéquation. La présence se réconcilie dans le présent et inversement, le tout dans un savoir qui va souvent à l’encontre de la routine, des préjugés. Cette présence-présent qui saisit le réel est de l’ordre de la réalité immédiate, donnant l’explication immédiate, livrant la conscience immédiate et offrant enfin accès  à l’ici et maintenant, selon la triple aptitude : ngồi trong nội tại (s’assoir dans l’immanence), đứng trong thường xuyên (se tenir debout dans la permanence), đi trong biến thiên (marcher dans la transformation).
 La liberté condamnée à la détente
La sagesse se vit dans la globalité. Le sage est capable de synthèses justes, de bilans lucides, son Je semble un autre soi sans fin qui se déploie, car son esprit de l'ainsi reste paisible. Enfin il refuse tout enferment des principes et des catégories. La sagesse est là contre la partialité obsessionnelle contre le durcissement du point de vue. Bùi Giáng[10] a cette formule :
« Đã mở cõi thì đừng ngăn miền »
(Si on décide d’ouvrir l’univers, ne pas penser le séparer en région).
Leçon apparemment vague mais son sens interprétatif reste percutant : si le point de vue reste restreint, la catégorisation sera imprégnée par les extrêmes ; si la conception de vie devient rigide, la vision du monde sera fanée; si l’horizon s’impose dans l’obsession, la vie sera emprisonnée. L’absence de frontières liquide les interdits, éliminant du coup toutes les entraves contre la fluidité de la vie. Se sentir libre sans nier l’ordre de l’univers comme le constate précieux de Confucius : «Toujours libre sous le ciel », une leçon qui semble de près ou de loin transformée radicalement mais avec intelligence par J.M.G Le Clézio : « Le chemin du destin est dans la liberté », et il n’oublie pas le réalisme de sa sagesse : «la vie nous apprend une chose que nous nous manquons toujours de temps».Cette question du temps peut être vécu autrement par l’aptitude de la sagesse. Thanh Tâm Tuyền[11] a connu dans son existence des périodes tragiques dans les prisons du Vietnam au XXème siècle. Il évoque sa jeunesse entre la scission du pays et la ruine de l’âme vietnamienne après 1954 :
« Trưa nắng cháy vào sâu trong ghẻ lạnh »
(L’après-midi brulant pénétrant profondément dans la blessure froide).
Dans les camps de rééducation après 1975 confronté à la la solitude dans des prisons sans murs, sans familles, ni amis il a su développer la sagesse pour faire surgir la beauté de l’univers :
 « Vẫn thấy trong mơ đời trở giấc 
Cỏ hoa rù quyện gió hoang đàng
Trời xanh cao vút giếng nước ngọc
Đất hiền thở hương nắng thênh thang»
(Toujours dans le rêve la vie se réveille
L’herbe, les fleurs entourent les vents en vagabondant
Le ciel haut à l’infini dans le puits de jade
La terre douce respire le soleil étendu).
La solitude en 1954 annonce la noyade, la solitude en 1975 annonce que l’univers ne nous laisse pas seul, que le monde est là avec nous. La résurgence solitaire au sein de la sensation présente d’une impression passée tragique, recule peu à peu d’abord comme distance puis comme ombre et cède la place à une nouvelle lumière –une nouvelle valeur (sage)- qui fait émerger l’imagination qui, seule, fait jouir de la beauté du monde. L’actualité de la perception sensible du moi fusionne alors avec l’effectivité d’une existence : en bas la terre le camp de rééducation, c’est-à-dire l’ébranlement de la conscience ; mais en haut et tout autours c’est déjà la magie de la beauté céleste, dans l’ouverture des sens libres mobilisés par le présent. Jouir de sa perception c’est vivre la vie par décantation en donnant une autre promotion à la grâce du monde. L’émergence de la beauté de ce moment est déjà exceptionnelle, car elle sauve la vie en infiltrant d’autres flux vitaux dans le temps présent globalement ouvert. Le camp s’évapore, la prison disparaît, car cette beauté de l’univers étend soudain sa plénitude dans l’existence humaine. La beauté comme accès à l’homme qui lui montre que regarder sera traverser, voir sera entrer en profondeur dans le temps mais aussi dans le monde, et de là faire de nouvelles rencontres qui renouvelleront réellement la vie en lui enlevant le tragique de l’actualité. L’homme (prisonnier) accède alors à un autre champ, nouveau, et inopinément il a la sensation présente que la vie vaut la peine d’être vécue.
La sagesse va ainsi contre la hantise politique de la perspective idéologique, le sage quitte la convulsion des systèmes et l'hystérie des profits. Il doit être dans la détente et la décontraction mais aussi dans la sérénité, car la sagesse conçoit que chaque réalité résonne selon sa propre disposition réellement ouverte et que le réel est un avènement permanent. La sagesse s’inscrit donc dans la réalisation de l'évidence, dans l'immédiat en vérifiant le réel qui se déroule sous nos yeux sans menace. La vie est déjà dans un processus de maturation, sa globalité échappe à la causalité du moi, l’éveil du monde me réveille, s’imposant à moi comme une rencontre, comme une irruption source de mon inspiration. L’art de vivre avec le monde en laissant faire l’univers dans son mûrissement ne m’élimine pas, au contraire son procès m’aide à opérer le réel par son concret dans sa vitalité, sans désengagement ni renoncement. Il faut savoir laisser l’univers se mettre en veilleuse pour que le monde soit plus largement montré que les impasses s’ouvrent, l’affrontement avec la logique événementielle pour le coup  n’est plus nécessaire. La fluidité de la vie se dénoue d’elle-même, je  m’avance dans cette vie, en lui donnant un sens sans me laisser marquer par des finalités oppressantes, je n’ai plus besoin d’avoir des visées en termes d’objectifs, mais je peux laisser advenir les moments de ce monde accouchent sur moi ses effets bénéfices, sans que l’univers soit rejeté. Si je suis déjà dans la formule «laisser du temps au temps», je sais aussi pousser plus loin son aboutissement durable avec la matrice patience-persévérance-endurance-ténacité pour « laisser le temps se nourrir du temps». Je me défais de l’impatience, pour cueillir les bons fruits au bon moment, saisir la bonne occasion c’est savoir laisser mûrir. La volonté de soi-même balance entre défaite et succès, entre pression et stress, ici la vie semble déjà entravée, son procès est à l’œuvre elle se heurte à des obstacles définis par des critères plus ou moins artificiels, cette vie m’échappe. Or, si je laisse le temps suivre son cours, fait son chemin, c’est en moi-même que je vois le changement. Ce moment présent est source et ressource pour un retour de l’investissement du monde sur moi, que je suis en train de capitaliser et je suis prêt à assurer ma percée qui déploie en moi son effet de transformation. Cette chance de rencontre, les Vietnamiens l’exprime dans la notion : duyên, une chance de rencontre qui transforme positivement le karma dans le sens le plus imprévisible. L’immobilité de la sagesse devient d’un seul coup le réveil de la sagesse où le moi fait corps avec le procès du monde, apparemment indéfini ou indéterminé, mais je vois soudain, sous mes yeux, son aboutissement désormais complètement ostensible que je ne le laisse plus échapper.


[1] L’expression plutôt populaire «ba phải» désigne les individus incapables de distinguer le vrai du faux, la vérité du mensonge, donc fortement influençables dans leur prise de décision. Dans leurs attitudes sociales, ce sont des individus sans repère d’analyse, ni clarté de communication, la confusion de leur propos crée de près ou de loin l’ambiguïté de leurs démarches et l’ambivalence de leurs arguments. Leur image sociale s’oppose à celle du sage d’un sage qui déploie une connaissance fondée à la fois sur la vérité et sur la lucidité, une sérénité fondée sur la sûreté de la décision, une maîtrise de soi qui s’associe la bienveillance dans le choix des attitudes pour que la bonté ne nuise pas au sens de l’équitabilité.
[2] Voir trois études sur Nguyễn Trãi, la première dans l’art militaire du faible, tome 1, deuxième dans le retour et la retraite, tome 2, la troisième dans les paramètres de la raison tome 3, Anthropologie du Vietnam.
[3] Nguyễn Du et son roman Kiều, défis entre sentiments moraux, anthropologie du Vietnam, tome3.

[4] Thơ Nguyễn Công Trứ, Édi. Đồng Nai, 2001, Vietnam.
[5] Texte d’origine en vietnamien classique.
[6] Texte traduit en vietnamien contemporaine.
[7]En nôm, vietnamien classique.
[8] Nom d’un fleuve chinois.
[9]En quốc ngữ, vietnamien contemporain.

[10]  Voir une étude sur ce poète dans ce même tome 4.
[11] Voir Anthropologie du Vietnam, tome3.

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